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racontaient leur récit, en une prose plus ou moins improvisée et plus ou moins informe, et l’interrompaient de temps en temps pour chanter sur la harpe certaines parties de la légende, plus propres à revêtir une forme lyrique. Dans le lai du Chèvrefeuille[1]. par exemple, ils pouvaient raconter l’aventure, et chanter le seul dialogue des amans dans la forêt. Cette hypothèse a pour elle de convenir parfaitement à ce que nous savons des récits épiques des différentes familles celtiques. Chez les Irlandais, chez les Gallois, la forme constante de l’épopée est la prose, entremêlée çà et là de courts poèmes en quelques strophes. Le récit en prose y est généralement peu artistique : ce n’est qu’un canevas grossier, sur lequel le conteur peut broder à son gré. Telle dut être aussi la forme des lais que Marie de France entendit : les jongleurs bretons racontaient leurs légendes en prose, et chantaient par instans quelques vers sur la harpe. Un passage de Claris et Laris nous montre, dans une prairie, un cercle de gens assis, écoutant « un conteor qui contoit une chanson, et si notoit ses refrez en une vielle : » ce pourrait être là l’image d’un jongleur breton. Ainsi, la charmante chante-fable d’Aucassin et Nicolette, où des couplets de chansons interrompent la prose du récit, ne serait plus un phénomène isolé au moyen âge : l’auteur n’y aurait fait qu’imiter les procédés des jongleurs bretons, et les lais primitifs auraient été de vrais chante-fables.

En quelle langue ces jongleurs disaient-ils leurs lais ? En gallois ?

  1. C’est ce que paraissent indiquer ces vers du Chèvrefeuille :

    Pour les paroles remembrer,
    Tristan, qui bien savoit harper,
    En avoit fait un nouvel lai.

    Ainsi s’expliquent ces vers d’Éliduc : « D’un moult ancien lai breton — Le conte et toute la raison — Vous dirai… » Qu’est-ce que le conte d’un lai ? C’est le récit qu’illustre çà et là la note, la musique du lai. — Ainsi s’expliquent aussi des textes du Lécheor, de Chaitivel, etc., où il nous est dit qu’une aventure d’amour étant arrivée, pour en perpétuer la mémoire, on faisait à son propos un lai, une composition musicale, à laquelle on donnait pour titre le nom du héros de l’aventure. On fixait, par ce nom, le souvenir de l’aventure, — que la musique n’aurait pas suffi à garder. Ces vers :

    De cest conte qu’oï avez,
    Fu Gugemar li lais trouvez
    Qu’on dit en harpë et en rote…

    ne peuvent s’entendre qu’ainsi : « C’est à propos de ce conte qu’on trouva le lai de Gugemar. » — Ainsi s’expliquerait aussi la portée de musique qui, dans un manuscrit, accompagne le lai de Graëlent, qu’il serait pourtant impossible de chanter.