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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/864

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troubadouresques reparaissent, l’exaltation conventionnelle de la femme s’exagère. Puis les couleurs, déjà trop vagues, des petits contes bretons ne peuvent pas supporter la détrempe. Délayées en de longs romans, elles pâlissent. Les poètes du moyen âge avaient déjà remarqué, — et M. G. Paris a relevé leur expression, — la vanité des contes de Bretagne. Cette vanité, cette irréalité, cette extravagance du merveilleux, agréables encore dans les lais, dégénèrent dans les grands romans en une monotone fantasmagorie.

Le roi Arthur a convoqué à de grandes assises les chevaliers de sa Table Ronde. Entouré de Monseigneur Gauvain, de Perceval, de Lancelot, de son sénéchal Keu, — le seul personnage comique de ce monde qui se prend trop au sérieux, — il préside sa cour en banal maître des cérémonies, aussi insignifiant déjà qu’il l’est aujourd’hui sur nos jeux de cartes. Il attend, sans manger jusque-là, qu’il se présente quelque aventure. Cette aventure s’offre enfin : c’est une demoiselle qui vient demander d’être délivrée d’un enchantement ou d’une persécution ; ou bien c’est un chevalier inconnu qui insulte Arthur et qui pique des deux ; c’est un échiquier d’argent et d’ivoire qui traverse les airs, disparaît, et qu’il faut rechercher au pays de sortilège. Parfois, on sait à peine en quoi doit consister l’entreprise : c’est « l’aventure du fier baiser » qu’on doit donner, on ignore pourquoi, on ignore à qui ; ou celle « de l’épée aux estranges renges, » qu’il faut enlever on ne sait à quelle ceinture. Il n’importe ; on sait seulement le nom de l’aventure, et qu’elle est périlleuse : cela suffit. Un chevalier s’offre pour la tenter : il est invariablement beau, courtois et preux, toujours identique à lui-même d’un roman à l’autre : car ses noms divers ne sont que de multiples homonymes, qu’il s’appelle Cligès, ou Érec, ou le Chevalier aux deux épées, ou au bel écu, ou à l’aigle, ou aux demoiselles, ou le Bel Inconnu, ou le Chevalier à la Manche, ou le vert Chevalier. Le voilà donc parti, et qui chevauche au hasard par la lande aventureuse. Il pénètre dans des forêts où sonnent au loin des cors enchantés, où l’on entend retentir le galop de chasses mystérieuses. Il traverse des plaines désolées, de « gastes chapelles, » des « cimetières périlleux. » S’il boit à l’eau de cette source, un orage soudain se déchaîne. Dans ce bois, s’élèvent des cris de femme : il accourt et doit délivrer une jeune fille, tyrannisée par quelque géant, haut comme un clocher, ou par un nain camus, qui, lorsqu’il souffle sur les chevaliers, les change eux-mêmes en nains. Mille « fantosmeries » l’enveloppent : des êtres fantastiques qui ont un bec d’oiseau, ou une tête de chien, ou qui n’ont qu’un pied, des guivres, des ours, des panthères dont la gueule lance des