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force respective des marines militaires, mais la proportion entre les vaisseaux de guerre et la marine marchande de chaque pays. On ne se rend donc pas compte de ce qu’est la marine marchande anglaise[1] ! On oublie donc que la disproportion numérique entre les bâtimens de guerre et les navires du commerce est plus forte pour le royaume-uni que pour n’importe quelle autre nation, de telle sorte que le commerce anglais devrait être le plus gravement atteint soit par la vérification réciproque des papiers, soit par le droit de visite! On ne peut, d’ailleurs, se lasser de redire que l’honneur de tous est ici hors de cause et qu’on frappe tous ces grands coups dans le vide, puisque la traite se fait non par des navires de nationalité française ni même, nous l’espérons, de nationalité britannique, mais par des bâtimens indigènes auxquels il convient d’arborer les couleurs de diverses puissances maritimes et particulièrement les nôtres.

Si l’honneur est sauf, il ne faudrait pourtant pas que la France, engagée dans cette campagne, risquât d’y perdre le reste. « Vous avez une fois de plus pratiqué la politique des mains nettes, c’est-à-dire des mains vides, » a dit M. Piou le 25 juin 1891. Les adversaires de l’Acte général ont, à ce sujet, repris la double proposition développée dans la discussion de l’adresse en 1842 : tandis que la France, nation chevaleresque, se dévoue pour accomplir une œuvre de civilisation, l’Angleterre, nation pratique, ne songe qu’à l’extension de sa puissance et de son commerce ; entraînés par notre générosité, nous immolons nos intérêts à ceux de nos voisins.

Notre pays est prompt à l’enthousiasme et capable de désintéressement, il l’a prouvé plus d’une fois. Mais nous sommes trop sensés, trop équitables pour prétendre au monopole de ces nobles ardeurs. Wilberforce ne fut pas un spéculateur; et la chambre des lords, quand elle finit par adopter le bill d’abolition de la traite après l’avoir repoussé trois fois, n’était pas stimulée par l’amour du lucre. Ainsi que M. Guizot l’a dit avec une singulière élévation de vues et de langage, il serait puéril de contester le mélange des intérêts temporels et des sentimens les plus désintéressés; c’est la condition de notre nature et des sociétés humaines ; mais quelle qu’ait été la dose des intérêts personnels, de l’ambition ou de l’égoïsme national, c’est un mouvement moral, c’est l’ardent désir de mettre fin à un commerce honteux, d’affranchir une portion de l’humanité qui a lancé et accompagné cette œuvre. Est-ce dans une vue d’égoïsme britannique que l’Angleterre a

  1. Au 1er janvier 1886, la Grande-Bretagne et l’Irlande réunies avaient 6,621 navires à vapeur dont le tonnage représentait (en milliers de tonnes) 4,446.1; 16,609 voiliers, dont le tonnage représentait (en milliers de tonnes) 3,417.5; la France ne possédait que 589 vapeurs représentant 535.6, 3,388 voiliers représentant 402,9.