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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 107.djvu/93

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LA MADONE DE BUSOWISKA.

baissée, les yeux fixes, le front contracté comme par une effrayante tension d’esprit. Et dans sa pauvre cervelle, c’était un chaos indescriptible où se heurtaient mille choses disparates : les chérubins du paradis, l’organiste aux tiges de bottes vernies, Onufry le cocher, le pope de Tersow, la poste, l’écrivain public, les coraux de Jawdocha et la génisse de Dymitry... Et néanmoins, dans cette pensée obscure et plus d’à moitié païenne, une lueur divine se frayait lentement un passage. Peu à peu, à travers le dédale enchevêtré de ses bizarres raisonnemens, elle était arrivée d’abord à maîtriser sa douleur, et ensuite, avec cette intuition merveilleuse des mères, à concevoir la plus sublime, la plus admirable de toutes les vertus chrétiennes, le sacrifice !..

A tout prix, il fallait qu’elle fit un sacrifice pour Wasylek. Le sacrifice de quelque chose qui lui était nécessaire, indispensable... un sacrifice fait de toutes ses misères ici-bas, de ses faims inassouvies, de ses nuits sans sommeil, de ses courses accablantes sous le soleil torride ou les morsures cruelles du vent et des gelées d’hiver. Il fallait ensuite transformer cette faim, ces insomnies, cette sueur, le sang de ces blessures, en cette chose insaisissable et si dure à gagner... en argent ! Quelle offrande est plus précieuse que l’argent, la cristallisation des misères du peuple !... Nasta le savait bien !... Que de fois n’en avait-elle pas vu pleurer, des gens, longtemps, désespérément, et toujours pour quelle cause, sinon pour le manque de ce maudit argent ! Un certain Seneta, du hameau voisin, avait eu bien des malheurs, son fils emmené au régiment, sa femme morte peu après... il avait tout supporté... mais quand on lui avait volé ses épargnes, péniblement amassées pour payer le juif Wolf, il s’était retiré dans un coin de sa cabane... et pendu de désespoir. Tout était dur dans la vie, mais gagner de l’argent, c’était le plus dur !

Donc, pour donner un corps à son rêve, Nasta en arriva à ce résultat positif, qu’il fallait posséder beaucoup d’argent. Seulement ce mot beaucoup se présentait encore à elle-même comme quelque chose d’informe et de très vague... A combien cela pouvait-il bien s’élever, beaucoup d’argent ?... Il lui semblait que ce devait commencer évidemment à partir du moment où l’on ne compte plus par monnaie de cuivre ou de papier, mais par luisantes pièces d’or. Il faudrait donc qu’elle amassât beaucoup, beaucoup d’argent, tant et tant... qu’il finirait bien par y en avoir assez !

II.

Ce jour-là, une ère nouvelle commença pour Nasta, le monde reprit son éclat, et si la sérénité ne lui était pas complè-