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aventurier, de n’avoir pas même le sentiment du rôle qu’il s’était fait par la duplicité et la ruse. Au fond, le plus clair de sa politique a toujours été dans le cheval noir et le panache. Il n’a vu dans le pouvoir que la parade, le plaisir et les jouissances; il n’avait pas l’intelligence et la hardiesse de son ambition. Un humoriste espagnol du commencement du siècle, analyste profond et incisif des révolutions, Larra, avait imaginé d’appliquer les lois physiques au classement des hommes. Il y avait pour lui l’homme-solide, l’homme-liquide et l’homme-ballon. L’homme-solide, c’est la masse populaire et rurale qui supporte tout, fait peu de bruit et se meut difficilement. L’homme-liquide, c’est le bourgeois, l’élément fluide qui court, murmure, pénètre partout et envahit tout. L’homme-ballon, c’est celui qui s’élève aux acclamations des foules, erre quelque temps dans l’air sans direction, et après avoir épuisé son gaz, finit par aller s’aplatir sur le sol, — s’il n’a eu le soin de se munir d’un vulgaire parachute. Boulanger n’a été qu’un de ces hommes-ballons. Le ballon s’est dégonflé une première fois, le jour où, se croyant menacé, il est allé tomber en Belgique, pour se dérober à la lutte qu’on lui offrait. Il vient de se dégonfler une dernière fois par ce suicide du cimetière d’Ixelles, qu’on interprétera comme on voudra, mais qui n’est après tout que la mort d’un |Roméo de cinquante-cinq ans se décidant à suivre « dans le néant, » selon son langage, une Juliette de trente-six ans. Voilà qui ramène à ses vraies proportions le personnage public!

Maintenant que le dernier mot est dit par cette mort de celui qui ne fut qu’un soldat indiscipliné, un politique sans idées et un ambitieux sans frein, qui, après avoir prétendu gouverner son pays, finit en héros de mélodrame, la France peut voir à quelles mains elle a failli confier sa fortune, son honneur et ses intérêts ; elle peut mesurer le danger qu’elle a couru. Les partis eux-mêmes, ceux du moins qui se sont associés à cette triste campagne du boulangisme, peuvent à leur tour voir aujourd’hui à quoi ils se sont exposés, à quoi ils ont exposé la France. Que les radicaux désavouent et renient maintenant le général Boulanger, qu’ils prodiguent les railleries et les outrages au vaincu qui vient de clore son roman par le suicide, soit; ils déclinent toute solidarité avec lui, c’est possible. Ils n’ont pas moins été ses premiers auxiliaires, ses premiers complices; ils l’ont soutenu dans ses fantaisies, dans ses révoltes, dans ses velléités ambitieuses, lis l’ont défendu contre ceux qui combattaient ce césarisme subalterne. Ils ne se sont arrêtés que lorsqu’il n’était déjà plus temps, quand ils ne pouvaient plus rien contre une popularité qu’ils avaient contribué à cœur, — et si M. Floquet qui avait la présidence du conseil au moment de l’élection parisienne du 27 janvier était resté au pouvoir, il n’est pas douteux que le mouvement allait jusqu’au bout. Encore deux ou trois élections