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il était né et où il avait grandi. Mais déjà il portait en lui une protestation secrète contre l’optimisme de la science et de la société. Stuart Mill lui-même n’eût pu le convaincre que la logique gouverne seule les choses. Lorsqu’il louait son maître de ne « jamais quitter un problème sans l’avoir résolu, » il devait se dire que les vraiment grands esprits sont ceux qui connaissent des problèmes insolubles.

Il était mélancolique. Non de cette mélancolie qui suit le plaisir ou l’effort : du premier, il ne se souciait guère, et le second, loin de l’abattre, lui laissait une excitation saine. Mais sa mélancolie était née avec lui. Dès le premier regard jeté autour de lui, il avait connu que le monde est mauvais, qu’il peut devenir meilleur, et qu’il ne sera jamais bon ; que « les choses appelées intelligence et bonté humaines se fabriquent péniblement, à force de patience, avec de détestables matériaux. » L’un des premiers dans son temps, l’un des seuls parmi sa race, au milieu de la jovialité niaise ou de la brutalité affairée, il a senti ce parfum de mort, cette fine et délicate odeur de pourriture automnale qui caractérise les fins de civilisation et que quelques-uns, aujourd’hui, savourent jusqu’à l’ivresse.

Cette disposition pessimiste conduit beaucoup d’écrivains, soit à la révolte et à une sorte d’anarchie mentale, soit à l’abdication de la raison et à la sujétion volontaire, soit enfin à je ne sais quel état d’indifférence triste et veule où l’artiste survit seul et n’est plus capable que de traduire des sensations. John Morley ne pouvait tomber sous l’empire d’aucun de ces sentimens. Ses maîtres lui avaient appris à révérer cette idée de la loi, dont la science a étendu le domaine jusqu’à l’infini. C’était cette idée qui devait être « la grande inspiration moderne ; » c’est dans la participation consciente au jeu et à la marche des forces de la nature que réside le bonheur des intelligences. Il s’attachait à cette noble idée. Pour l’aborder et la rendre sienne, il pouvait, comme les autres, bâtir un système : il préféra se faire critique et historien. Le dernier paru d’une longue lignée de penseurs qui commence avec lord Herbert de Cherbury et avec Locke, il voulait prendre la philosophie rationaliste à ses débuts, la suivre dans ses progrès, dans ses combats, dans ses détours, et jusque dans ses déviations. L’erreur même, dans cette étude rétrospective, aurait son prix : car l’erreur, en son temps, a été un fait psychologique, elle a marqué un moment dans l’histoire des idées.

Que la religion de la loi sortît de cette recherche, amoindrie ou fortifiée, les années d’action viendraient après les années d’étude et de pensée. J’ose dire que c’était le plan d’une belle vie. Si