l’action n’applique pas les principes conquis, elle console des mécomptes de la spéculation. Il y a deux beaux mots dans les langues humaines : vérité et liberté. Lequel est le mot divin ? C’est ce que John Morley allait chercher en essayant successivement, à travers l’histoire, la vertu de ces deux mots.
Je crois que dans le cercle positiviste d’où M. Morley est sorti, on gardait encore rancune à Carlyle, vers 1860, de ce qu’on appelait sa désertion. Cette désertion remontait à vingt ans. Stuart Mill avait été, lorsqu’il préparait l’Histoire de la révolution, son plus infatigable pourvoyeur de documens, l’avait prôné dans la presse, avait « chauffé » ses conférences, lui avait ouvert à deux battans la Revue de Westminster, organe officiel de la haute pensée radicale. Et soudain, Carlyle lui avait tourné le dos pour se faire caresser par Robert Peel, à la table de lady Ashburton.
On ne se console d’avoir perdu un tel homme qu’en le démolissant, si l’on peut. Or, l’œuvre de Carlyle prêtait singulièrement aux attaques. Il semblait s’être donné pour mission de combattre la pensée française en l’honneur de la pensée allemande, de découronner Voltaire pour introniser Goethe. La campagne avait duré dix ans ; commencée dans la Revue d’Edimbourg, dans la Foreign review, dans le Fraser’s, elle s’était achevée par l’Histoire de la révolution et les lectures de Willis’s rooms. Pour Carlyle, l’Encyclopédie n’était qu’une ennuyeuse gaminerie, la Révolution une farce tragique, sans causes profondes et sans résultats durables, une catastrophe qui ne savait pas ce qu’elle voulait dire, comme l’éruption du Vésuve ou le tremblement de terre de Lisbonne.
Suggéra-t-on à M. Morley l’idée d’entreprendre, après trente ans écoulés, une campagne en sens contraire ? Y fut-il conduit par la direction même de ses études ? En tout cas, l’œuvre était digne de lui. Il y donna plus de douze années de sa vie, au milieu de ces mille interruptions et de ces mille retards que nous connaissons tous et que les besognes quotidiennes du journalisme jettent au travers de nos plus chers projets littéraires. Elle se compose aujourd’hui d’un volume sur Voltaire, de deux volumes sur Diderot et les encyclopédistes, de deux volumes sur Rousseau, de trois volumes de mélanges où Vauvenargues, Turgot, Condorcet, la révolution, ses coryphées, ses antagonistes et ses continuateurs tiennent la plus grande place. Je sais que M. Morley fait bon marché de ses premiers écrits, mais il est le seul à penser ainsi. Je ne détacherai donc rien de ce bloc imposant et compact. J’essaierai, en la