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impatience du dominateur de l’Egypte. Un jour qu’il lui soumettait les plans d’un nouveau navire de haut bord : « En combien de temps, lui demanda Méhémet-Ali, pensez-vous en achever la construction ? — En deux ans, lui répondit M. de Cérisy, si je puis disposer de mille ouvriers et les employer sans interruption. — Eh bien, répliqua le maître, dont l’esprit, si ingénieux qu’il fût, restait fermé aux secrets de la science que les lacunes de son éducation ne lui permettaient pas de soupçonner, j’en mettrai deux mille à votre disposition et vous le terminerez en un an. » On procéda avec la même hâte, avec la même intempérance, à l’armement et à l’instruction des équipages. Ce soin fut remis à plusieurs officiers de notre marine, à MM. Besson et Houjard, notamment. On fit des levées parmi les fellahs, pour la marine comme pour l’armée, et avec ce peuple d’agriculteurs qu’on croyait incapable d’un effort vigoureux, habitué à une soumission servile, mais dressé, de longue main, à la sobriété et à l’obéissance, on forma des soldats et des matelots qui ont vaillamment combattu en plus d’une occasion. On le vit en 1854, à Silistrie, dont la garnison, uniquement composée de troupes arabes, repoussa tous les efforts de l’armée russe malgré des assauts répétés qui furent cruellement meurtriers pour les assiégeans. On le vit également sur les côtes de Syrie, où les bâtimens égyptiens tenaient la mer en contraignant la flotte du sultan à se réfugier dans l’archipel. Il nous plaît de rappeler la part glorieuse que de vaillans Français ont prise à la résurrection de la terre des Pharaons avant qu’un autre de nos compatriotes, parmi les plus éminens, qui les avait vus à la tâche, qui les avait encouragés et défendus pendant qu’il remplissait des fonctions diplomatiques à Alexandrie, couronnât l’œuvre, en perçant le canal de Suez. L’histoire, pour se montrer équitable, doit en retenir les noms, car ils auront fait, quoi qu’il arrive, acte de civilisateurs par cette diffusion des lumières dont ils ont été les instrumens. L’Egypte a traversé en s’émancipant, elle traversera encore de sombres défilés, mais l’enseignement l’a pénétrée, et avec l’enseignement, la civilisation moderne, par les écoles, par les améliorations qu’y ont introduites les pionniers engagés au service de Méhémet-Ali ; les semailles sont faites et, sous le regard vigilant de l’Europe, la récolte sera abondante dans une terre si fertile.

Cependant, quoiqu’il se trouvât investi de tous les attributs de la souveraineté, l’indépendance, la force, la pleine domination ; bien qu’il l’exerçât dans toute sa plénitude, qu’il rendît la justice, qu’il levât des impôts, qu’il frappât monnaie, qu’il eût tout droit sur la vie et la fortune de ses administrés comme en tout pays musulman, Méhémet-Ali n’était encore qu’un gouverneur