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de province, un fonctionnaire de la Sublime-Porte, comme on disait alors, muni uniquement d’un firman révocable du sultan, qui l’avait délégué en Égypte, et relevant de l’autorité, sinon du caprice, de son souverain. Mais déjà on comptait avec lui, et on avait pu se convaincre, à Constantinople, qu’on était en présence d’une volonté qui s’imposait. Après de vaines tentatives pour renverser ce pacha, et pour ressaisir la riche proie dont il avait fait son lot, pressée d’ailleurs par de graves difficultés, la Porte se concerta avec lui pour obtenir son concours sous toutes les formes. Elle n’avait pu dompter l’insurrection grecque ; elle lui demanda, pour en triompher, l’assistance de ses troupes ; il la lui prêta, mais, traitant de puissance à puissance, il stipula qu’elle lui concéderait le gouvernement de l’île de Candie. Cette acquisition lui assurait une forte position dans l’archipel et des ressources qui le dédommageraient de ses sacrifices. Il eut alors le sentiment des grandes choses qu’il était en situation d’accomplir, et il s’y abandonna avec d’autant plus de hardiesse que la Turquie subissait, coup sur coup, deux désastres qui la réduisaient à la plus complète impuissance. Sa flotte, en effet, était détruite à Navarin en 1827 ; l’année suivante les Russes battaient ses armées sur le Danube ; et en 1829 elle signait les clauses onéreuses et humiliantes du traité d’Andrinople. Méhémet-Ali comprit ou s’imagina que la place se faisait vide ; s’il n’a pas eu la téméraire pensée de l’occuper, il voulut prendre des gages, et visa la Syrie.

Nous avons vu, de nos jours, combien il est aisé de trouver des prétextes à une agression, de faire surgir un conflit, et d’en décliner l’initiative et la responsabilité. Méhémet-Ali ne fut pas moins ingénieux. Il accusa le gouverneur de Saint-Jean-d’Acre de soudoyer l’émigration de cultivateurs égyptiens. Il lui enjoignit de les contraindre à rentrer dans leurs foyers. Abdallah-Pacha lui répondit qu’ils étaient aussi bien dans l’empire de leur maître en Syrie qu’en Égypte. « C’est bien, répliqua l’impérieux adversaire, j’irai les chercher moi-même et je ramènerai un homme de plus. » L’invasion suivit de près la menace. En novembre 1831, une armée de quatre-vingt mille hommes, commandée par Ibrahim-Pacha, avec Soliman-Pacha pour chef d’état-major, franchit la frontière et dispersa rapidement les troupes qu’elle rencontra sur son chemin. Après six mois de siège, Saint-Jean-d’Acre, que le général Bonaparte n’avait pu réduire, ouvrit ses portes aux vainqueurs. Les apologistes de Méhémet-Ali ont omis d’ajouter, en racontant cette campagne si brillamment conduite, que la place, pendant que l’armée française l’investissait, était défendue et approvisionnée par une flotte anglaise, tandis qu’elle était isolée et