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quand il fut démontré surtout que ces puissances se proposaient de dépouiller le pacha de toutes ses conquêtes, on se persuada que cette politique n’était pas moins dirigée contre la France que contre son protégé, qu’en voulant renverser la puissance que nous avions aidée de nos conseils et de notre appui, on visait particulièrement notre prépondérance en Égypte, et le sentiment public avait, en cette circonstance, une juste perception des choses. Aussi la fierté nationale en fut-elle profondément blessée, et les ministres de Louis-Philippe auraient soulevé des tempêtes, s’ils s’étaient associés aux vues des cabinets de Londres et de Saint-Pétersbourg. Ils durent décliner les ouvertures qui leur furent faites.

Monté au pouvoir avec le concours de la gauche dynastique qui, comme toutes les oppositions, avait invariablement flatté les susceptibilités de l’opinion dominante, M. Thiers aurait pu, moins que tout autre, entrer dans une alliance qui se proposait de frapper à la tête le pouvoir de Méhémet-Ali. Il ne partageait pas assurément, sur les forces du pacha, les erreurs qui égaraient les esprits, mais il présumait que le pacha ferait une défense plus ou moins prolongée, suffisante pour placer les puissances aux prises avec des difficultés imprévues, propres à autoriser l’intervention diplomatique de la France en un moment opportun. M. Thiers n’a pas eu, il ne pouvait pas avoir une autre politique ; se fût-il démis, que son successeur aurait vainement tenté de s’ouvrir d’autres voies. Ne pouvant le remonter, le ministère français suivit le courant ; en l’absence des pouvoirs législatifs, il ordonna, avec l’assentiment manifeste du pays, des armemens considérables et coûteux, et prit en face de l’Europe réunie la posture qui convient à une puissante nation déterminée à défendre résolument ses intérêts. Cette attitude eut une influence considérable sur les événemens ultérieurs, comme nous le verrons bientôt.

Vaincu en Syrie, Méhémet-Ali avait été déclaré, par une résolution solennelle du sultan, déchu des pouvoirs qu’il exerçait en Égypte, et qu’il tenait, disait-on, uniquement de l’auguste magnanimité de son souverain. On devait donc croire que la campagne commencée au pied du Liban serait continuée dans la vallée du Nil. On le désirait vivement à Constantinople. Rechid-Pacha, membre influent du cabinet ottoman et ministre des affaires étrangères, qui devait, plus tard, jouer un premier rôle en s’inféodant à l’Angleterre, le demandait instamment ; il était secondé, avec la dernière énergie, par lord Ponsonby, ou plutôt incité par cet ambassadeur passionnément hostile au pacha. Mais les puissances alliées ne se dissimulaient pas toutes qu’en poussant les choses aussi loin on provoquerait la France, et qu’en portant la guerre en Égypte on risquait de l’allumer en Europe. Les plus modérées d’entre elles, l’Autriche et la