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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/333

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et d’une haute moralité. En vous parlant ainsi, vous penserez peut-être qu’il y a un peu de partialité dans mon fait, mais mon jugement n’est heureusement que celui de toutes les personnes qui ont connu Paul Ackermann… Nous travaillons ensemble, et je vous assure que c’est une douce chose de vivre d’une vie si commune et dans un accord de pensées si parfait. Nous commençons à ne plus guère nous distinguer l’un de l’autre ; il y a confusion à la limite, et je suis forcée d’avouer qu’il n’y a rien de meilleur au monde que de vivre d’une union comme la nôtre. » Et trois ans après, dans une autre lettre à sa sœur : « Tu m’as fait rire avec ton… à propos de l’enchantement où je suis encore à l’égard de mon mari. Cela me paraît à moi tout naturel, puisqu’au lieu de changer en mal comme la plupart des maris, il est toujours de plus en plus aimable. Il est juste que je lui en sache gré, surtout puisque c’est une chose si rare. Je ne sais pas comment sont les autres ; mais le mien est vraiment un homme étonnant. C’est une nature si douce, si raisonnable, si affectueuse, si énergique. Je m’étais promis de ne plus t’en parler ; c’est toi qui m’as remise sur ce chapitre. »

M. Ackermann était un philologue. Il ne bornait pas son temps à la révision des œuvres de Frédéric II. Il préparait un grand dictionnaire historique de la langue française sur le plan de celui que nous devons à Littré. Sa femme l’aidait dans ses travaux. Elle dépouillait pour lui les vieux auteurs français, et leur demandait l’histoire et l’étymologie des mots. Quant à ses velléités poétiques, il n’en était plus question. Jamais elle n’osa même avouer à son mari qu’elle avait fait des vers avant son mariage. Il aurait trouvé cela inconvenant. « Mon mari, disait-elle plus tard, n’eût pas souffert que sa femme se décolletât, à plus forte raison lui eût-il défendu de publier des vers. Écrire, pour une femme, c’est se décolleter ; seulement il est peut-être moins indécent de montrer ses épaules que son cœur. » Cette personnalité si vivace et si forte avait fait abnégation d’elle-même au profit d’un autre ; et elle réalisait enfin ce beau rêve qu’avait caressé sa première jeunesse : le dévoûment dans l’amour. Ce bonheur si noble devait être de courte durée. Dès avant son mariage, M. Ackermann était atteint d’un mal qui ne pardonne guère, et dont la gravité avait échappé à sa loyauté, comme à l’inexpérience de la jeune fille. Il était phtisique. Le rude climat de Berlin avait encore aggravé son état, et le dénoûment fatal était proche. Quelques jours après cette lettre enchantée que j’ai citée tout à l’heure, Mme Ackermann en écrivait une autre à sa sœur, où elle lui annonçait, en proie à un trouble affreux, que son mari venait d’être pris d’une hémorragie qui avait duré quatre jours et qui le laissait sans