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prodigue. La chute d’un prince est toujours un événement considérable, surtout en Orient, où les personnes tiennent plus de place que les institutions : celle d’Ismaïl-Pacha empruntait aux circonstances une importance particulière, et il est au moins permis de se demander si, à Paris et à Londres, on en a calculé et prévu tous les résultats. Méhémet-Ali avait légué à ses successeurs un pouvoir solidement établi et incontesté, reposant sur une double base : la garantie de l’Europe et l’absolue soumission, nous ne dirons pas l’attachement, des populations. Personne n’aurait conçu qu’un vice-roi pût être renversé par un mouvement militaire ou déposé par le sultan. Ismaïl-Pacha le fut, en réalité, par la France et l’Angleterre réunies, c’est-à-dire par les deux puissances qui, à des degrés divers, avaient le plus contribué à imposer à la Porte l’hérédité dans la descendance de Méhémet-Ali. Un acte d’une si haute gravité ne pouvait manquer d’exercer la plus funeste influence sur les esprits. On se persuada en effet, au Caire comme à Constantinople, que le khédive, quel qu’il fût, pouvait être, ainsi que le plus infime fonctionnaire du gouvernement ottoman, frappé de destitution, que son autorité, dans tous les cas, était discutable. L’œuvre de 1840 fut, dès ce moment, menacée d’instabilité. Cette conviction, si elle ne les a pas engendrés, a certainement préparé les événemens affligeans dont l’Europe devait être bientôt le témoin impuissant. Sans nul doute, le gouvernement de la république était tenu de défendre les intérêts d’une colonie française, florissante et digne de toute sa sollicitude ; mais aux périls qu’il convenait de conjurer n’était-il d’autre remède qu’une mesure radicale devant fatalement ébranler le principe même de l’autorité dans un pays où elle repose, avant tout, sur le respect qu’elle inspire ? Les écarts du vice-roi devaient être contenus et redressés ; n’y serait-on pas parvenu en conservant l’institution des contrôleurs, ainsi qu’il le proposait, sans leur accorder un siège au conseil des ministres ? S’il a été un prince dissipateur, s’il a abusé de tout, même de la confiance de l’Angleterre et de la France, Ismaïl-Pacha était intelligent ; l’expérience lui avait beaucoup appris ; il savait les choses et il connaissait les hommes ; sous son administration, nul n’a osé désobéir, nul n’a tenté de s’élever contre son pouvoir, et la tranquillité publique était aussi bien établie que du vivant de son grand-père. Avec lui on n’avait nullement à redouter les menées du parti militaire, moins encore celles des notables ; par la rigueur et la rapidité de ses répressions, il avait su promptement maîtriser, quand il n’avait pu la prévenir, toute velléité d’insubordination, nous ne disons pas de révolte. Avec lui la France et l’Angleterre avaient devant elles un adversaire unique et saisissable ; elles n’avaient d’autres obstacles à