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bien entendre : ce n’est pas le mot qui s’est usé, mais nos organes s’y sont tellement habitués qu’ils n’y font plus aucun effort. Cela ne nous empêche pas d’avoir à notre disposition, le cas échéant, la pleine possession de nos forces.

On a observé que les locutions d’une teneur invariable : formules de politesse, commandements militaires, bénédictions, jurons, aboutissent à des vocables qui défient toute règle de phonétique. C’est ainsi que l’usted des Espagnols représente vuestra merced, qu’en provençal domne Bertram a fait n Bertram, et que « oui, madame » se dit en anglais yes ’m. Les mots les plus fréquemment employés sont ordinairement les plus altérés. C’est la cause des métamorphoses du verbe aller, lequel fait le tourment des étymologistes avec ses variantes comme andar, annar. C’est la raison pour laquelle la diphtongue oi, qui se prononçait au XVIIe siècle, est venue aboutir au son è dans les mots comme Français, Anglais, qui étaient les plus usités, tandis qu’elle a donné oi dans les noms prononcés plus rarement, comme Danois, Suédois. Je me souviens qu’au temps où M. Ferdinand de Lesseps faisait la propagande pour sa dernière grande entreprise, les mots de canal interocéanique de Panama, pourtant assez volumineux, ne se laissaient pas plus distinguer dans la bouche du célèbre conférencier qu’un train lancé à toute vitesse. Au contraire, certains termes entourés de respect, consacrés par la religion, traversent les siècles en se défendant contre les altérations : tels sont les noms de Jésus en français, de Heiland en allemand. Où y a-t-il, dans ces faits, trace d’une loi fatale ? Je ne vois que des faits d’accoutumance. Sans doute il faut que nos organes y interviennent, puisque nous ne pouvons produire aucun acte sans leur secours ; mais les organes sont au service de notre pensée et ne font que traduire ce qui s’y passe.

La phonétique, par la nature de ses recherches, est obligée de réduire les mots à leurs derniers éléments : elle fait donc l’histoire de chaque lettre en particulier. Il peut arriver que, grâce à une série de changemens insensibles, une lettre vienne à se modifier complètement. S’il en est ainsi pour plusieurs lettres (et presque toujours ces sortes de changemens sont connexes), le langage commence à devenir méconnaissable. Les organes prennent de nouvelles habitudes et finissent par être incapables de reproduire les anciens sons de la langue. Mais ce qui prouve bien que l’idée de nécessité doit être écartée, c’est que certaines modifications de phonétique, après avoir été acceptées pendant un temps, sont ensuite rejetées, la prononciation ancienne reprenant le dessus sur la prononciation nouvelle. L’histoire de notre langue en présente un exemple typique : il s’agit du fait que les phonéticiens ont appelé la maladie de l’s.