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manière en Belgique et en Italie, en Russie et en Allemagne. Tous les conflits, depuis vingt ou trente ans, ont pris plus ou moins l’aspect d’une querelle de nationalité, de même qu’à certaines époques toutes les maladies se compliquent de la forme de l’épidémie régnante. Le mal s’est étendu jusqu’à l’Asie, où l’on a vu naître une question arménienne.

L’idée de la nationalité est une idée moderne. Après quelques tentatives obscures, elle fait son entrée dans le monde en 1848. On ne peut douter qu’elle ne soit en un rapport étroit avec l’avènement de la démocratie. L’Église, qui cependant, à l’occasion, sait se servir des langues vulgaires, ne pouvait favoriser un tel principe : déjà le nom de la religion catholique le contredit et l’exclut. Quand on vit pour la première fois ces idées se manifester dans la capitale de l’Autriche, une lettre pastorale du synode de Vienne du 17 juin 1849 les dénonça comme un reste de paganisme, et expliqua la différence des langues comme une conséquence du péché. D’autre part, dans l’ancienne société, on appartenait à sa caste autant qu’à son pays. Souvent les classes supérieures parlaient une autre langue que le peuple : princes, courtisans, officiers, savants, changeaient de pays sans avoir besoin pour cela de changer de langue. Le peuple, pendant ce temps, gardait les vieilles traditions sans beaucoup s’inquiéter de ce qui se passait à côté ou au-dessus de lui. Les choses ont changé aujourd’hui. Avec la presse, avec les parlements, avec la conscience plus complète de l’unité politique, l’idée d’un idiome national ne pouvait manquer de se produire. L’idée une fois adoptée pour soi-même, il n’y avait pas loin à vouloir en faire l’application aux autres. On voit donc qu’il y a un lien incontestable entre le « principe de nationalité » et le mouvement démocratique des sociétés modernes. Mais ce n’est pas une raison pour que le principe soit accepté sans discussion et pour qu’on en approuve également toutes les conséquences.

Il y a des peuples qui, durant une longue sujétion, n’ont sauvé de leur personnalité que leur seul idiome, lequel est devenu pour eux un symbole du passé, un gage d’espérance pour l’avenir : en ce cas, la langue représente un trésor sacré. Mais ailleurs des revendications en apparence semblables peuvent n’être qu’un moyen au service d’arrière-pensées personnelles. Le seul intérêt que je veuille défendre ici est un intérêt abstrait, celui de la science, qui ne devrait pas être compromise dans ces querelles. Après que l’ethnographie a été employée au service de causes que l’humanité désavoue, la linguistique s’est vue, à son tour, amenée en ligne. Il semble que cette dernière application de la science soit encore