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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/713

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représentées jusqu’ici. A travers toutes ses révolutions la France n’a cessé de s’inspirer de ces idées, d’y revenir après toutes ses crises, de les faire pénétrer dans ses institutions, dans ses lois, jusque dans ses relations de commerce. Il ne s’agit pas de libre échange, comme on le dit si souvent : le libre échange n’a jamais existé ! Ce qu’il y a eu réellement depuis trois quarts de siècle, c’est un travail incessant, avoué même par les hommes les plus sages de la restauration, pour faire tomber par degrés les prohibitions, pour atténuer les excès de protection à mesure que notre industrie grandissait. Les traités de 1860 n’ont été qu’un pas de plus, un pas plus décisif, si l’on veut, dans cette voie. C’est ce qui s’est longtemps appelé le progrès. Étrange progrès que celui qui s’accomplit aujourd’hui ! Il se réalise à rebours, il nous ramène en arrière. C’est là le caractère moral de cette prétendue réforme. Il y a un autre fait qui n’est pas moins dangereux par ses conséquences possibles, sinon certaines, c’est que la politique nouvelle, en diminuant ou en resserrant nos relations commerciales, risque de préparer ou d’aggraver l’isolement de la France. Les protectionnistes d’ailleurs ne redoutent pas ce danger : ils le traitent un peu dédaigneusement ou le bravent assez lestement. Ils vont même plus loin : comme s’ils craignaient de voir leur œuvre affaiblie, ils prennent leurs précautions en limitant, en annulant entre les mains du gouvernement un droit que la constitution consacre, qui est une nécessité d’un ordre supérieur, le droit de négocier des traités de commerce.

Plus de traités de commerce, c’est le mot de la campagne ! Or ici, c’est la politique nationale tout entière qui est atteinte dans un de ses moyens d’action les plus efficaces, et c’est l’erreur du gouvernement d’avoir plus qu’à demi livré une prérogative qui pourrait lui être un jour ou l’autre si précieuse. Il y a enfin un fait qu’on n’a pas pu ne pas prévoir, qui est la conséquence presque inévitable des excès de protection, c’est le renchérissement dans la vie intérieure. De sorte que tout se réunit pour faire de cette révolution d’économie publique qui va être votée, une expérience au moins inquiétante. C’est une grande et sérieuse aventure de plus, dans un moment où le monde tout entier du travail est ébranlé, menacé de bien autres crises par les fermentations ouvrières grandissantes.

Certainement les grèves sont toujours un événement désastreux pour le travail national, pour les chefs d’industrie, pour les ouvriers eux-mêmes. Ce qui donne un caractère nouveau et particulièrement grave à celle qui a éclaté récemment dans les bassins du Pas-de-Calais, c’est qu’elle ressemble à un essai de mobilisation de l’armée ouvrière ; c’est une guerre préméditée, méthodique, qui a son organisation, ses chefs, ses mots d’ordre. On ne peut pas dire qu’elle soit née de circonstances exceptionnelles ni qu’elle ait été bien spontanée. Les