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des réflexions analogues, jusque dans le camp adverse. Combien, parmi les gens du monde, sont persuadés que l’Évangile est imprégné de socialisme ! Pour un peu, l’on ferait de Proudhon, l’athée, ou de Marx, le juif, d’inconsciens disciples de Jésus. Il y a là une équivoque. Ce qu’on appelle le socialisme de l’Évangile, loin de ressembler au socialisme que nous connaissons, en est l’opposé. Il est né du renoncement et non de la cupidité ; il a pour principe le dédain et non le désir des richesses. Le prétendu socialisme évangélique, c’est celui des couvens, dont le premier article est le vœu de pauvreté. Voilà le seul socialisme qui se puisse réaliser et qui puisse durer, mais ce n’est pas celui dont se berce notre siècle. Avec le vœu de pauvreté, le communisme cesse d’être une utopie. Il devient aisé de faire vivre en paix de petites sociétés où tout est mis en commun, quand chaque membre se dépouille joyeusement de tout ce qu’il possède. La cité monastique, fondée sur ce communisme évangélique, est aux antipodes de la chimérique cité égalitaire, rêvée par le socialisme moderne. L’une a été bâtie par l’esprit de sacrifice et a eu pour ouvrières la charité et la libre obéissance ; l’autre ne peut être édifiée que par la convoitise et l’envie, et elle ne saurait avoir d’autre architecte que la contrainte.

Bien plus, loin d’être la réalisation de l’idéal chrétien, le socialisme serait le renversement de toute l’économie sociale chrétienne. Car le christianisme a, dès longtemps, son économie sociale, enseignée par les Pères et transmise traditionnellement dans l’Église, de siècle en siècle. Nous la trouvons résumée dans le hautain sermon de Bossuet sur « l’éminente dignité des pauvres dans l’Église. » Le principe en est simple : riches et pauvres font également partie du plan providentiel. Dieu, pour leur sanctification mutuelle, a besoin des uns et des autres. Les riches sont les intendans des pauvres, voilà la doctrine. Le superflu des uns doit, par le canal de la charité, servir au nécessaire des autres ; telle est, à proprement parler, l’économie sociale catholique, celle qui appartient en propre au christianisme ; jamais l’Église ne l’a répudiée. On en retrouve la marque jusque dans l’encyclique de Léon XIII. Les inégalités sociales sont une loi de la Providence, et, si j’ose m’exprimer ainsi, une loi de la grâce, en même temps qu’une loi de la nature. Par là seul, le socialisme serait en contradiction avec le christianisme. Il ruine le plan divin ; et cela, de deux façons : en prétendant niveler toutes les inégalités sociales, et en prétendant, partout, substituer l’obligation légale à la libre charité, la contrainte à l’amour. L’égalité qu’il rêve n’est qu’une lourde parodie de l’égalité évangélique, et sa solidarité, une grossière et diabolique contrefaçon de la