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Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/787

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LES DUPOURQUET.

De pâle qu’il était, Julien devint pourpre ; sous les bosses velues de ses sourcils rejoints ses yeux flambèrent :

— Nous sommes cependant de la même famille,… murmura-t-il.

— Oui, si on veut, cousins à la mode de Bretagne ; et c’est bien pour cela du reste que j’ai consenti à me charger de toi. À dix ans, tu étais déjà tout seulet dans la vie ; ta mère, morte d’un « sang glacé, » plus tard ton père enseveli sous un éboulement aux carrières de Meïme ; et quand je suis arrivé chez vous à l’annonce du malheur, je t’ai trouvé tapi dans un coin du grenier, ramassé en boule comme un mulot pris au piège ; tu ne voulais pas me suivre, il a fallu t’emmener de force,… depuis, je ne crois pas que tu aies jamais eu à te plaindre de nous ?…

Dupourquet parlait avec un affectueux abandon, le sourire aux lèvres, son bras imprimant de légères saccades à celui de Julien comme pour l’engagera se souvenir ; alors le jeune gars radouci, un peu honteux, déclara :

— Oh ! pour ça non ; même que je vous dois bien de la reconnaissance.

— Parlons pas de ça, mon garçon ; j’ai fait mon devoir, voilà tout ; puis, il faut dire aussi… j’y trouvais mon compte. Julien redressa la tête :

— Votre compte ? fit-il, je ne vois pas…

— Bien simple pourtant. Malgré ta sauvagerie, je t’avais jugé en un clin d’œil. Je te devinais intelligent, dégourdi, et pas boudeur à la besogne. J’ai compris que tu deviendrais avec moi « un quelqu’un » de capable à qui je pourrais plus tard, quand je serais trop vieux, confier la direction du bien… Je me suis dit encore autre chose : Thérèse épousera à coup sûr un homme sortant du commun, sa situation le lui permet, un avocat, un médecin ou un fils de famille qui aura été élevé dans les villes, et ne connaîtra rien à la terre ; que feront-ils alors du Vignal s’ils n’ont pas sous la main une personne entendue et sûre, comme qui dirait un intendant ?


— Ou un premier domestique, n’est-ce pas ? conclut Julien avec un amer sourire.

Puis se dégageant brusquement dans une explosion de révolte :

— Ça, jamais, entendez-vous, ils pourront en chercher un autre que moi ou que le diable me brûle ! J’accepte bien de vous rendre à vous tout ce que je vous dois ; commandez, de nuit et de jour, vous me trouverez prêt à vous rendre service ; mais quand il viendra au Vignal un étranger qui aura le droit de se dire le maître, de me donner des ordres et d’exiger des comptes, celui-là, je ne le gênerai pas longtemps, je vous le jure !

Dupourquet sursauta. Cette sortie lui causait une stupéfaction