Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 108.djvu/818

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
812
REVUE DES DEUX MONDES.

Mais soudain, à l’autre bout de la table, une chanson éclata, alerte et pimpante celle-là, une rengaine de cabarets avec des mots crus et des allusions égrillardes. Alors M™ Dupourquet fit signe à Thérèse de se lever ; il était déjà tard, du reste, bientôt minuit.

Et toutes deux, se tenant par le bras, sans que personne y prît garde, dans un frou-frou discret de jupes, elles sortirent.


XVIII.

Elle était seule à présent dans le sanctuaire nuptial, attendant l’époux.

Elle ne savait rien de l’amour, n’y avait jamais songé, croyait-elle, étant de tempérament paisible, d’imagination paresseuse, malgré les confidences de ses amies de pension qui froissaient des billets dans leurs mains et rêvaient sur des photographies de lycéens imberbes. Elle avait seulement compris aux sanglots convulsifs de Mme Dupourquet lui disant adieu, qu’elle était sous le coup d’une catastrophe prochaine, et les grands mots de sacrifice, de résignation, d’obéissance et de courage lui tintaient aux oreilles comme les sons mornes d’un glas.

Elle n’aimait pas George, bien qu’elle le trouvât beau, séduisant surtout, avec ses allures un peu raides d’anglomane, et ses façons railleuses, le scepticisme léger avec lequel il traitait toutes choses. Elle ne retrouvait en elle pour lui aucune de ces émotions passagères et vives comme des brûlures, aucun de ces tressaillemens de son être qui l’avaient jetée jadis dans les bras de Julien, toute pâmée, en son inconscience de fillette. Mais de cela, elle ne s’en souvenait même plus, le dépaysement l’ayant guérie de ces ardeurs précoces, l’uniforme sévère du couvent lui ayant serré la poitrine au point d’atrophier son cœur.

George la flattait surtout dans son orgueil ; il était bien l’élu de ses ambitions bourgeoises, l’époux tant désiré qui relèverait jusqu’à lui dans une sphère plus haute, mais malgré cela, il restait pour elle l’homme, l’ennemi que la vierge instinctivement repousse dans la détresse de sa pudeur.

Et une terreur la tenait là, blottie dans un fauteuil, la traîne de son peignoir ramenée autour de ses jambes.

En bas, juste au-dessous de sa chambre, la noce faisait rage. Des clameurs montaient impérieuses, grossières comme des défis, et l’on reprenait en chœur le refrain des chansons en tapant sur les verres.

Elle se sentait abandonnée, sans défense, devant l’inconnu, et ce vacarme d’orgie redoublait ses angoisses, lui semblait féroce.