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si l’on tient à la juste appréciation de notre développement littéraire, comme au maintien de nos justes admirations et à la sûreté de notre goût ; le goût, faculté gênante dont les médiévistes nous recommandent de nous débarrasser pour mieux admirer l’objet de leurs préférences et qui n’est autre chose en littérature que la justesse du sens et la liberté du jugement. Il me semble, au contraire, que ce qui empêchera toujours le théâtre du moyen âge de prendre dans l’histoire de notre littérature la place réclamée pour lui, ce qui le maintiendra toujours à l’état d’objet d’étude pour les érudits, c’est justement cette absence de réflexion dans les œuvres et de distinction dans les genres dont on lui fait un mérite ; que son originalité ne vaudrait quelque chose qu’à la condition de représenter des qualités et que ces qualités n’existent pas ; que la Renaissance et le XVIIe siècle, en remplaçant ce théâtre qu’ils n’ont pas tué, mais qui est mort de lui-même, ont rendu le plus grand service à la littérature française ; que, s’il y a eu cent ans d’efforts entre les dernières moralités et le Cid, ces efforts n’ont pas été stériles, puisque le théâtre classique en est sorti ; que l’imitation de l’antiquité, de l’Espagne et de l’Italie par la comédie classique fut heureuse, puisqu’elle nous donna une valeur littéraire qui nous manquait ; enfin que la persistance des genres comiques du moyen âge à travers la comédie classique ne se trouve pas à l’examen.

La littérature ne doit pas son intérêt et sa durée simplement à ce qu’elle est une fonction de l’esprit humain, et, à ce titre, toujours digne d’être étudiée, quelle que soit la valeur de ses résultats : à ce point de vue, elle ne relève que de l’histoire naturelle, de la physiologie, de la psychologie, c’est-à-dire de la science, mais non de la critique littéraire. Elle n’existe que lorsque l’activité intellectuelle, dont elle est le produit, réalise certaines qualités de force ou de grâce, d’émotion ou de charme, de beauté plastique surtout. Là où il n’y a point d’arrangement et de style, il n’y a pas de littérature ; il n’y a style et arrangement que lorsqu’il y a réflexion, et dès qu’il y a réflexion, il y a distinction et classification[1]. Peu importe que l’œuvre littéraire s’adresse au peuple ou

  1. A propos de la Farce de Patelin, la seule, à tout prendre, des pièces du moyen âge qui ait mérité de durer. M. Petit de Julleville écrit : « Patelin est une des rares œuvres du moyen âge qui ait une valeur proprement littéraire au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui, c’est-à-dire une œuvre dans laquelle un auteur très expérimenté se propose de produire certains effets par des moyens choisis et calculés. Rien n’est naïf dans Patelin ; mais la profondeur du comique y est égale à l’habileté de la mise en œuvre : tout y est naturel et vrai ; mais tout y est prévu avec intention, et, comme on dit aujourd’hui : voulu. » Il est difficile de reconnaître plus nettement, quoique de façon indirecte et sans intention, l’irréflexion et l’inexpérience propres au moyen âge, comme aussi l’indispensable nécessité des procédés contraires pour faire œuvre littéraire. Patelin condamne tout le reste de la littérature comique du moyen âge, car s’il est excellent, c’est uniquement parce qu’il en est le contraire.