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Du moins, il avait acheté par son mariage sa liberté et le droit de ne plus vivre avec son père. Après les fiançailles, le roi l’avait nommé colonel d’un régiment logé à Neu-Ruppin et à Nauen. Quelques semaines après son mariage, Frédéric retournait à la garnison, seul, la princesse étant demeurée à Berlin, parce qu’il était impossible de loger à Neu-Ruppin la cour, si modeste fût-elle, des jeunes altesses royales. Il y demeura quatre années environ, à peu près libre, mais surveillé toujours, et, de temps en temps, ressaisi par le roi. Dans cette période nouvelle de sa vie, nous retrouverons moins violent, il est vrai, le conflit entre le père et le fils. Si celui-ci avait été tout à fait libre, il n’aurait suivi que les penchans de son esprit. Le roi lui imposa des besognes qui lui furent désagréables, mais qui étaient nécessaires. Et c’est dans cette liberté surveillée, par ce mélange d’éducation volontaire et d’éducation forcée qu’achèvera de se former le grand Frédéric.


I

Neu-Ruppin avait été longtemps la capitale des sires de Ruppin qui faisaient seuls figure de grands seigneurs parmi la très pauvre noblesse de Brandebourg. Dans les premières années du XVIe siècle, le sire était un jeune homme malade, passionné pour les femmes et pour la chasse. Un jour, il se refroidit en forêt et fut rapporté à la maison, grelottant et frissonnant. Le pays n’avait pas de médecin, c’eût été une trop grosse dépense que d’en faire venir un de Berlin. La fièvre montait ; les gens du malade chauffèrent sa chambre comme un four, et le grisèrent d’hydromel et de vin ; il mourut, et la seigneurie fit retour à l’électeur de Brandebourg, très médiocre prince alors, pour qui cet héritage fut une fortune. Encore aujourd’hui, dans la longue titulature des rois de Prusse, entre comte princifié à Henneberg et comte de Mark, on lit : comte à Ruppin.

Il est impossible de se représenter la ville de Neu-Ruppin comme elle était en 1732, à l’arrivée de Frédéric. Elle a été incendiée à la fin du siècle dernier, et Frédéric-Guillaume II a commis, en la rebâtissant, un de ces péchés contre le goût où beaucoup de princes d’Allemagne sont tombés par naïveté d’orgueil. Il a voulu affubler cette bourgade en style de « ville de résidence. » Des rues très larges, bordées de maisons basses aboutissent à une place, capable de recevoir une grande foule, mais jamais n’y viendra la foule. Quand le collège est en vacances et la garnison aux