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la guerre en Crète ! » Cela veut dire simplement qu’en 1867 il a porté aux Crétois quelques barils de poudre et quelques fusils. Mais il s’acquittait de cette mission à merveille. Il passait, à toute vapeur, à la barbe du capitan-pacha, qui l’avait, dit-on, surnommé le Diable. Un jour, une frégate turque lui donna la chasse ; le Panhellènion n’eut pas de peine à gagner de vitesse, et se mit à l’abri dans une crique. Alors la frégate imita les lions qui attendent patiemment, au pied d’un palmier, que leur ennemi se décide à descendre : elle stoppa au large. Que firent alors les rusés marins du Panhellènion ? Ils s’avisèrent d’un stratagème qu’Ulysse lui-même n’aurait pas inventé. Ils employèrent la nuit à peindre en blanc leur bateau qui était noir ; et, ainsi déguisés, ils passèrent, à toucher, le long des sabords des Turcs, qu’ils eurent l’ironie de saluer.

Le capitaine Kostis me faisait ces récits avec des yeux arrondis par l’admiration, et Kharalambos, taciturne et grave, me les confirmait, de temps en temps, d’un signe de tête sentencieux.

Quels bons momens j’ai passés sur cette passerelle, dans le bruit des vagues retentissantes, où des dauphins s’ébattaient et où le Panhellènion sautait comme un chevreau ! Kostis me confia ses opinions politiques. Il était pour le gouvernement ; mais il avait peu d’affection pour le roi George, il préférait le roi Othon : καλὸς ἄνθρωπος ὁ Ὀθών, disait-il, en faisant claquer sa langue contre ses dents. J’ai entendu souvent les Grecs prononcer, d’un air attendri, l’oraison funèbre d’Othon le Bavarois. Notez qu’ils l’ont mis à la porte, sans cérémonie, en 1862 ; mais ils sont un peu comme nous sur ce point : ils réservent souvent leurs plus vives sympathies pour ceux qui ne peuvent plus en sentir les effets. J’aurais su, par le menu, toutes les affaires privées du capitaine Kostis, si le bateau n’avait fini par entrer, au milieu d’une nuit noire, dans une anse où veillait un feu rouge, et au fond de laquelle j’apercevais quelques lumières au pied d’une montagne sombre : c’était Katapola, le port, ou, comme on dit là-bas, l’échelle d’Amorgos.

Le meilleur repas que j’aie fait dans cette île est assurément celui qui me fut servi, ce soir-là, dans des plats de terre, veinés de bleu, par dame Irène et son mari, le cafedgi lannakis. Son omelette lourde et son poulet maigre me firent oublier le beefsteak à l’huile que j’avais mangé sur le Panhellénion, en rade de Paros, entouré de gens qui étaient enveloppés dans des couvertures et qui avaient le mal de mer. Je ne prévoyais pas de quelle maigre chère ce festin devait être suivi, et je fis connaissance, de fort bonne humeur, autour de cette table hospitalière, avec les deux personnages officiels dont le gouvernement grec m’imposait, pour