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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/169

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toute la durée de mes fouilles, la conversation et la surveillance : M. Panayotis, éphore des antiquités, et son subordonné Stratakis, épistate des mêmes antiquités. S’il est vrai que les mêmes peines, supportées en commun, créent entre les hommes une amitié indissoluble, je devrais être l’ami le plus intime de l’éphore Panayotis. Car nous avons dormi côte à côte, dans une soupente fort étroite, sur des coussins peu moelleux, au bruit de la vague qui battait, avec un léger chuchotement et un rythme berceur, le mur de notre maison ; et, plus tard, nous avons aménagé, pour nos seigneuries, deux chambres contiguës chez la kyria Callirhoé, dont les lits, un peu durs, étaient assez propres, et, — ce qui me séduisit — tout à fait exempts d’insectes. Pauvre kyria ! Il me semble que je la vois, assise au seuil de sa porte, et je crois entendre encore sa voix chevrotante, où chantait la mélopée un peu balbutiante de l’Archipel. Elle était très vieille, toute ridée, toute cassée, et sortait rarement de sa chambre, dont les murs, blanchis à la chaux, étaient couverts d’images du haut en bas, et tapissés par un nombre si considérable de portraits de rois et de reines, qu’on aurait pu se croire dans un musée des souverains. Son mari avait été, au temps du roi Othon, officier de gendarmerie. Elle touchait, à ce titre, une petite pension. « Nous sommes une bonne famille (καλή οἰκογενεία), » me disait la bonne femme, afin de me décider, par une recommandation tout à fait efficace, à embaucher son fils Marcos comme terrassier. Elle achevait de vivre, heureuse d’être dans son pays et d’appartenir à l’aristocratie de l’île. Sa fille aînée était mariée au cafedgi. Sa seconde fille était encore libre (ἐλεύθερα), comme on dit là-bas, et tenait le ménage : c’était une personne sèche, discrète et réservée à qui l’éphore lançait, de temps en temps, mais en vain, des œillades furtives.

Le soir, après une journée passée au soleil à espérer de grandes découvertes, j’allais souvent causer bourgeoisement chez ma propriétaire. J’y apprenais la chronique locale, les mariages prochains et les divorces récens, tous les menus commérages du pays. Peu à peu je devenais amorgiote ; je commençais à prendre l’accent, le ton et les passions de mes hôtes. Je me surprenais à haïr, sans savoir pourquoi, des bakals[1] qui ne m’avaient rien fait. La maison de la kyria Callirhoé était le rendez-vous d’une société parfois nombreuse. On y voyait, presque tous les jours, Chrysoula Prasinou, dont la fille, la douce Plitô, avait des yeux noirs, un visage de madone, et justifiait la réputation de beauté des filles d’Amorgos. Chrysoula, tout en faisant tourner son fuseau, causait beaucoup,

  1. Épiciers grecs, qui vendent un peu de tout.