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tenir compagnie ; mais il tournait le dos, sans cérémonie, aux portes enflammées du couchant, et, armé d’une jumelle, il regardait obstinément les fenêtres de la majestueuse Calliope Iannakopoulou. J’essayai de lui démontrer que notre dignité et notre prestige risquaient d’être compromis par ses allures conquérantes : j’y perdis tout mon grec. La vue de Calliope le ravissait. Cette personne, qui relevait ses cheveux sur sa nuque d’une façon laborieusement parisienne, qui faisait venir de Syra des gravures de modes, et qui emprisonnait, dans un corsage tendu à craquer, ses charmes débordans, répondait, en tous points, aux idées que l’éphore s’était faites sur les belles manières et la distinction. Il m’avoua un jour qu’il cherchait, aux alentours du village, un champ où il pût, sans être vu, donner rendez-vous à la dame de ses pensées. En attendant, il prenait son mal en patience en buvant, avec le père de la belle, beaucoup de verres de raki.

Nous allions flâner très souvent avec le kyrios Iannakopoulos, sur la grève, le long de la mer dont le clapotis chuchotait doucement, ou bien, quand il faisait mauvais temps, au petit café qui se trouvait au bord de l’eau. On rencontrait là tous les oisifs du village, ce qui faisait une assez nombreuse compagnie. Le kyrios Iannakopoulos, qui portait le titre d’astynome[1], était long, maigre, beau parleur et généralement de bonne composition, malgré quelques accès de susceptibilité rageuse. Il était criblé d’innocentes plaisanteries par Kharalambos, par le médecin du lieu et par l’excellent Antonaki, lequel exerçait à Amorgos, avec une sereine philosophie, les fonctions de liménarque. Je traduirais volontiers ce mot par « capitaine du port ; » mais ce titre pompeux donnerait au port de Katapola et à la personne de mon ami Antonaki une importance et une majesté à laquelle ni l’un ni l’autre n’ont jamais prétendu. Le liménarque était spécialement chargé de surveiller, autour des côtes abruptes de son district, les voiliers qui essayaient d’introduire en Grèce des marchandises de contrebande ; le gouvernement l’avait également prié de rédiger, de temps en temps, des rapports sur le mouvement commercial de l’île. Mais il allait rarement dans son bureau, où le portrait du roi George et l’écusson national se morfondaient dans un perpétuel tête-à-tête. Quant aux statistiques, il n’avait qu’une médiocre confiance dans leur efficacité, et il se disait, avec raison, qu’il était inutile d’aligner tant de chiffres pour démontrer que le commerce d’Amorgos était dans l’enfance, et pour humilier, sans motif, l’amour-propre très excitable de ses administrés. Les contrebandiers

  1. Commissaire de police.