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l’occupaient davantage ; mais quel homme sensé pourrait lui faire un reproche d’avoir été, parfois, plein de mansuétude pour des gens sans méchanceté, qui apportaient en abondance, dans une solitude dénuée de tout, du tabac, du bon cognac fabriqué en Asie-Mineure, des clous, du chanvre, et mille autres objets, qui sont nécessaires à la vie humaine ? Brave Antonaki ! à mesure que je le connaissais davantage et que notre amitié grandissait, je me disais que la régie administrative est une invention morose des nations déjà vieilles, et qu’il est vain de vouloir infliger cette ennuyeuse sujétion à ce peuple adolescent, qui ne prendra jamais au sérieux ses préfets et ses procureurs-généraux. Je dois aussi quelques souvenirs au scolarque[1], quoiqu’il ne fût pas de mes amis, et qu’il ait excité contre moi, sans motif, simplement parce que j’étais étranger, l’animosité de quelques autochthones. J’ai vérifié que, par tous pays, les maîtres d’école ont la même suffisance, entretenue par l’habituelle domination sur un troupeau d’écoliers épeurés. Celui d’Amorgos était phraseur, poseur, plein de lui-même, furieusement jaloux d’établir sa supériorité. Un jour qu’il avait bu plusieurs gourdes de vin blanc, il vint à moi, et me dit : « Vous croyez peut-être, parce que je suis ivre, que je suis un barbare. Détrompez-vous. Je suis Hellène ! » Puis, il offensa Kharalambos, en le traitant d’illettré (ἀγράμματος), ce qui est la plus grave injure, et, d’ailleurs la moins justifiée, qu’on puisse lui faire. Mais aussitôt, il me défia de lui donner une définition exacte de la vérité. Il fit, sur ce point, des questions insidieuses aux gens qui étaient là, et réfuta victorieusement leurs réponses. Je cessai, à ce moment, de le trouver insupportable, car ce prudhomme subtil m’a aidé à comprendre Socrate et Gorgias.

Tels étaient nos propos et nos plaisirs dans le café d’Iannakis. Quelquefois des pêcheurs d’éponges, venus de Kalymnos, abordaient à Katapola. Dans leurs plongeons sous les roches, ils trouvaient souvent des homards, qu’ils me vendaient à des prix raisonnables. C’était l’occasion d’un triomphe pour l’épistate Stratakis, qui avait servi chez un riche banquier d’Athènes, et qui faisait très bien la sauce mayonnaise.

Les talens de Stratakis furent, un jour, mis à contribution par un jeune étudiant de l’université d’Athènes, dont les parens habitaient Adana en Cilicie, qui était venu s’établir sur le rocher d’Amorgos, pour se mettre au vert, et à qui je fus uni, dès les premiers temps de mon séjour dans l’île, par le besoin que nous éprouvions, à certains momens, de nous distraire l’un l’autre.

  1. Instituteur.