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rivages de leur lointaine patrie pour chercher passionnément, dans la terre, des inscriptions et des statues qu’ils ne vendent point. Ma présence flattait leur patriotisme, et je me rappelle l’entrée solennelle que je fis à Katapola un beau soir, après une bonne journée de fouilles. Mes ouvriers descendaient la montagne, portant triomphalement sur leurs épaules des têtes et des torses, encore souillés par la terre où ils avaient dormi longtemps ; et Kharalambos, tout joyeux, avait lié sur un âne, qui pliait un peu sous le poids des reliques, un décret des Samiens et une dédicace en l’honneur d’Athéna Itonia.

Tous les matins, sauf les dimanches et les jours de fête, je partais avec douze ou quinze terrassiers en calottes rouges et culottes bouffantes, que j’avais embauchés assez aisément et à bon compte. Je fus obligé d’évincer de nombreux candidats et j’ai eu pour ouvrier un diacre qui, sa soutane retroussée, piochait allègrement. Nous prenions notre repas de midi les uns à côté des autres, assis dans l’herbe ou sur de petits murs. Tandis que ces braves gens se contentaient d’un bout de fromage, d’un morceau de pain noir, et d’un peu d’eau fraîche, je partageais avec l’éphore, Kharalambos et Stratakis, des herbes bouillies, du riz et de monotones poissons, ce qui devait paraître aux insulaires un luxe asiatique. Au coup de sifflet de Kharalambos, les pioches et les pelles recommençaient à fouiller le sol, avec précaution, de peur de casser le nez à quelque dieu. C’étaient des cris de joie quand nous trouvions un pan de mur, un tombeau, une plaque de terre cuite ou un fragment de marbre. Ceux qui n’ont vu l’antiquité que du fond de leur cabinet et à travers leur bibliothèque ne peuvent comprendre le ravissement que j’éprouvai lorsque je fis, dans ce sol sacré, ma première découverte. C’était une tête de femme ; et, par miracle, aucune cassure n’avait altéré la netteté du profil. Elle avait de la terre dans les yeux et dans la bouche ; nous l’arrosions d’eau claire ; peu à peu elle revenait à elle ; sa blancheur et sa beauté souriaient à la lumière du jour.

Pendant les longues heures où la tranchée ne donnait rien, je regardais, autour de moi, le creux des vallées et le relief des montagnes. Je crois qu’il n’y a pas, dans toute l’île, un seul coin où ma vue n’ait plongé, et où je n’aie laissé quelque chose de moi. Quels bons momens de contemplation joyeuse j’ai passés sur l’acropole de Minoa, sur l’acropole d’Arcésiné, sur l’emplacement de l’antique Egialé ! Quand j’y pense, il me semble qu’une claire vision illumine mon rêve intime. De Minoa, je voyais, par-delà de grands ravins, striés par les caprices des torrens, le bourg de Khora, éparpillé sur une cime, et tout pareil, tant il était blanc,