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avaient prise et craignaient de s’être trompés sur les dispositions de leurs concitoyens[1].

Pour que Genève ne retombât pas de gré ou de force aux mains de ses voisins de l’Ouest, il fallait en faire un canton suisse ; c’est à quoi travaillèrent, dès les premiers jours, les restaurateurs de la petite république. L’entreprise diplomatique où ils s’engagèrent ressemblait beaucoup à la négociation d’un mariage. Berne et Zurich se souciaient médiocrement d’épouser la turbulente Genève ; on pensa que, pour les mettre en goût, il fallait faire doter la future par les souverains alliés. Que serait cette dot ? Genève, n’étant plus le chef-lieu du département du Léman et se trouvant réduite à elle-même, ne possédait qu’un très maigre territoire, composé de parcelles enclavées par la France, la Savoie et le canton de Vaud. L’essentiel était de désenclaver les diverses portions de son ancien patrimoine et de lui procurer la contiguïté avec la Suisse. Mais il y avait des gens de grand appétit qui demandaient beaucoup plus : ils nourrissaient l’ambition d’obtenir des puissances les Alpes et le Jura, le Faucigny, le Chablais et tout le pays de Gex. Pictet de Rochemont était du nombre des plus avides. Il aurait voulu qu’on profitât des malheurs et des défaites de la France pour donner à la Suisse un système complet de frontières stratégiques, pour en faire « une vaste forteresse capable d’opposer un infranchissable obstacle à toutes les ambitions conquérantes. » Cet homme, d’un esprit fin, souple et délié, avait une vive imagination, qu’il appliquait aux affaires. Mais après avoir fait de beaux songes, il lui en coûtait peu de se raviser, et ses réveils n’étaient pas noirs.

« Des arrière-pensées de jalousie ou de méfiance entre les vainqueurs, nous dit son petit-fils, la versatilité de l’empereur Alexandre, l’insouciance du ministère britannique, les timidités de la Suisse elle-même, alors déchirée par des dissensions intestines, empêchèrent que cette idée ne se réalisât. » Mieux vaudrait dire que les puissances alliées, qui dans leur propre intérêt rétablissaient la monarchie légitime en France, sentaient le besoin de ne pas lui faire des conditions trop dures, qu’elles craignaient de la déshonorer en la dépouillant. Au surplus, elles pensaient qu’il ne convient pas à un pays neutre d’être trop puissant, qu’il doit être en état de ne pas recevoir la loi de ses voisins, mais qu’il doit être hors d’état de la leur faire. Pictet dit un jour au baron de Stein, qui aimait peu la France : « L’empereur Alexandre tient à ce que nous ayons une bonne frontière. — Que vous ne défendrez pas ! s’écria Stein. — Il ne faut pas juger des Suisses par les derniers événemens, repartit Pictet. — j’en juge par les derniers siècles. Les Suisses se sont toujours battus pour et contre tout le monde, en disant : Je suis neutre. C’est comme si de ma chambre je

  1. Histoire de la restauration de la république de Genève, par Albert Rilliet.