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homme d’esprit disait de vous avant-hier : «M. Pictet croit qu’il faut mettre de la vertu dans les actions les plus indifférentes de la vie. » Mais est-ce de la vertu que de tourmenter les siens ? Je sais bien que j’ai intérêt à vous parler de Coppet. Cependant je réponds que si vous y passiez quelques jours, je vous guérirais. » — Et quelques années plus tard : « Je l’avouerai, vous êtes le seul homme supérieur à qui j’ai vu cette indifférence pour la communication de la pensée ; cette contradiction me blesse comme un manque d’harmonie. Qu’ayant pour amies ma cousine et moi, aucune noble curiosité de nos idées et de nos sentimens ne vous porte à venir nous trouver le matin à dîner, quand elle ou moi nous sommes seules, je n’y conçois rien, et, je vous le dirai franchement, j’en ai moins d’admiration pour vos facultés. Votre solitude avec de la pensée est superbe, mais les affaires, quel que soit leur but, ôtent à l’âme un certain élan pour lequel vous étiez fait... J’ai besoin de vous parler parce que c’est vous et que je suis souvent seule d’esprit et de cœur ; mais je me refuserais tous ces plaisirs si, m’entendant mal, vous me soupçonniez de coquetterie... Sous des formes que j’ai choisies légères, parce que je vivais dans un pays où on voulait de la grâce, tous mes sentimens ont été profonds et durables. Je vaux quelque chose pour l’amitié, croyez-moi. Je vous attendrai jusqu’à huit heures ce soir. Je veux honorer ma vie par des relations soutenues avec vous dans tous les temps et dans tous les lieux. » De loin en loin il se rendait à ces impérieux appels, après quoi il retournait en hâte à ses moutons. Mme de Staël ne se doutait pas de l’inquiétude que causent les âmes qui mettent tout en dehors à celles qui, tout en dedans et à la fois timides et fières, aiment à cacher ce qu’elles ont de meilleur.

L’étoile de Napoléon avait pâli et sa fortune s’écroulait. Dans la nuit du 21 au 22 décembre 1813, les souverains alliés entraient à Bâle, et, dès le lendemain, un corps d’armée de 12,000 hommes, conduit par le général autrichien de Bubna, traversait la Suisse pour s’emparer de Genève, que la garnison française évacua. 22 citoyens genevois, dont la plupart étaient d’anciens magistrats, se constituèrent en gouvernement national. Ils ne s’étaient jamais consolés d’avoir perdu leur patrie, et, durant seize années, ils avaient passé leur temps à se souvenir et à se regretter. Leur premier soin fut de rendre à Genève son autonomie et de restaurer ce qu’ils avaient tant aimé. Cette restauration, comme le dit fort justement M. Edmond Pictet, fut avant tout « l’œuvre d’une très petite poignée d’hommes, peu ou point secondée au premier moment par la masse de la population. » Un historien genevois raconte qu’en parcourant la ville « pour y proclamer leur propre installation, » les membres du gouvernement provisoire, rencontrant un accueil assez froid, s’étonnaient de la résolution qu’ils