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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/209

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On lui témoigna partout une grande bienveillance, on lui fît beaucoup de promesses, mais il n’obtint guère que des paroles. Ne pouvant espérer de faire agréer ses projets par l’ambassade de France, elle était la seule dont il ne cherchât pas à se concilier les bonnes grâces, et ce fut une faute ; mais pouvait-il lui laisser voir ce qu’il avait dans le cœur ? « Les Genevois, disait le comte Alexis de Noailles, au lieu de venir à nous, font des voyages au Nord, au Midi, à l’Orient. Ils ont envie d’une chose que nous ne pouvons pas donner... S’arrondir, s’arrondir !.. On prend un compas et on trace un cercle, c’est bientôt fait. Mais c’est que ces messieurs intéressent toute l’Europe, et on ne nous dit rien, à nous. »

A en juger par sa correspondance, Pictet ne s’était pas fait une juste idée de la situation que M. de Talleyrand avait su conquérir à Vienne dès les premiers jours. Sur un avis qu’on lui donna, il tenta de réparer sa faute ; il était trop tard. « Genève prospérera très bien sans territoire, disait le prince. Ne soyez pas inquiets sur les Genevois, ils se tireront toujours d’affaire. » Au demeurant, il fit bon accueil à la députation et pensa lui être agréable en lui apprenant « que Napoléon Ier était essentiellement lâche, que sa pusillanimité se révélait en toutes choses, qu’à table il ne prenait jamais de l’eau dans la carafe placée devant lui, que sa voiture était doublée de plusieurs mains de papier. » — « Tout ce que Votre Altesse nous dit là, repartit Pictet, rend l’histoire de Bonaparte plus étonnante encore, puisqu’il a réussi à faire croire qu’il était très brave. — C’est que Bonaparte est l’homme le plus dissimulé qui ait jamais vécu, le plus astucieux, le plus fourbe... L’essence de Bonaparte est la ruse. Tout l’indique en lui. Lorsqu’il marche, tout son corps se meut comme un composé d’anneaux, il a la structure des reptiles comme il en a la ruse. » — « En disant ces mots, ajoutait Pictet, Talleyrand s’est levé, et cette grande masse informe, qui peut à peine se tenir sur deux jambes estropiées, a essayé d’imiter la démarche de Bonaparte. » Celui qu’on appelait le roi des ingrats ne se défiait pas assez de Genève ; il avait cru flatter ses haines, il avait révolté son bon sens.

Après les cent jours, les dispositions des souverains alliés changèrent, ils ne songeaient plus qu’à exploiter leur nouvelle et décisive victoire, et Pictet fut sur le point de gagner son procès. Il avait été envoyé à Paris non-seulement comme député de Genève, mais comme ministre plénipotentiaire de la confédération helvétique. Ses instructions portaient que si les idées de modération ne prévalaient pas dans les conseils des souverains, la Suisse devait profiter des remaniemens territoriaux pour se fortifier et améliorer sa frontière. On sait à quels moyens violens dut recourir Louis XVIII pour empêcher qu’on ne dépeçât son royaume et de quels pressans dangers le sauva l’assistance de l’empereur Alexandre. En acceptant le portefeuille des affaires étrangères,