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le duc de Richelieu scella l’entente entre la France et la Russie. « Nous étions sur le point d’obtenir une bonne frontière de Bâle à Genève, lit-on dans une lettre que Pictet adressait le 19 août 1815 au syndic Des Arts, lorsque l’avènement de M. de Richelieu fit changer de système. On voulut ménager la France, et on se borna à me faire avoir six communes du pays de Gex. La chose se décida tout à coup, et le protocole fut signé par les cinq grandes puissances avant que je fusse admis à présenter aucune objection. »

Pictet avait eu une entrevue avec le duc, qui lui expliqua qu’il avait pris malgré lui la présidence du conseil pour obéir à Louis XVIII et à l’empereur Alexandre, qu’il avait en retour exigé du tsar que la Russie l’appuyât dans sa lutte contre les autres puissances. « Ici je l’interrompis en lui disant sur le ton de la plaisanterie que je voulais qu’il sût qu’il parlait à un ennemi, et je lui ai exhibé mes pleins pouvoirs. s’est mis à rire et m’a dit : « D’abord, le diable m’emporte si vous obtenez le fort de l’Écluse et le fort de Joux ! »

Dès ce moment, comme l’a remarqué l’auteur d’un livre dont M. Edmond Pictet parle avec trop de dédain, l’envoyé genevois changea de tactique, et c’est avec la France surtout qu’il tâcha de s’accommoder[1]. Le secrétaire d’État Turrettini lui avait écrit de Genève le septembre : « Il me semble que si on pouvait faire accéder le roi Louis XVIII à quelque chose, ne fût-ce que fort peu, ce peu serait bien sûr. Vous me direz qu’on s’écarterait ainsi des grands principes, mais les principes ont si souvent trompé dans ce siècle ! » On ne pouvait mieux dire, et Pictet se résigna. En définitive, il n’avait pas perdu son temps. La France cédait quelques communes ; après une laborieuse négociation poursuivie à Turin, le roi de Piémont, lui aussi, consentit aux sacrifices qu’on lui demandait. Genève était devenue le chef-lieu d’un très petit canton, mais ce canton formait un tout compact, et c’était l’essentiel. Dans cette occurrence, le gouvernement genevois ne parut ni gai ni triste, mais content. Il offrit à Pictet, comme témoignage de sa gratitude, un service d’argenterie de la valeur de mille florins. De son côté, la diète fédérale déclara « qu’il avait bien mérité de la confédération suisse et s’était acquis les droits les plus sacrés à l’estime et à la reconnaissance publique. »

Ce diplomate improvisé, qui se traitait lui-même « de roquet en diplomatie,» fut heureux de retrouver, dans les derniers mois de 1816, sa charrue et ses moutons. Mais il s’occupa toujours des affaires de son pays, et il prouva plus d’une fois qu’il avait autant de clairvoyance que de patriotisme. Quelle que fût son aversion naturelle pour la politique abstraite et pour les théoriciens, il ressemblait à ces conservateurs

  1. Genève et les Traités de Paris de 1814 et de 1815, d’après des documens inédits, par M. Louis Ricard, juge au tribunal de Gex, 1883.