demandez à nos hommes politiques, et aux historiens, et aux maîtres de la jeunesse, combien l’Ancien Régime a fait pour établir la « nécessité» de la Révolution. N’est-ce pas là ce qu’on appelle agir ? Et « cette religion de la souffrance humaine ; » cette pitié plus vaste, plus large, plus active, ce sentiment plus profond de la solidarité qui lie tous les hommes entre eux en les égalant tous devant la douleur et devant la mort ; cette charité plus efficace, ne sont-ce pas encore des « littérateurs, » de simples romanciers, les Tolstoï et les Dostoievsky, les George Eliot et les Charles Dickens, dont les chefs-d’œuvre ont comme préparé l’âme contemporaine à en recevoir l’enseignement ? Non-seulement la « littérature » est une forme de l’action, mais, s’il y en a de plus brutales, je doute qu’il y en ait beaucoup de plus efficaces, et quand Voltaire, l’un des « littérateurs » les plus complets qu’il y ait eus, écrivait le vers célèbre :
J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,
je veux bien qu’il se méprît sur la valeur de son action : il ne se trompait certes ni sur sa portée, ni sur son étendue, ni surtout sur sa réalité.
C’est qu’après tout, s’il est bien vrai que la volonté gouverne le monde, ce sont les idées qui font l’éducation de la volonté, qui lui suggèrent les mobiles ou les motifs de ses résolutions, qui la conduisent donc et qui la gouvernent elle-même. Et ce n’est pas nous qui nierons que l’exemple soit un moyen de répandre autour de soi les idées qu’on croit justes ; mais il n’est pas le seul ; et pourquoi la « littérature » n’en serait-elle pas un autre, aussi sûr, plus rapide, et conséquemment plus puissant ? On a vu quelquefois des pamphlets valoir des armées. Et comme un général, pour diriger ses troupes, n’a pas toujours besoin d’être lui-même, de sa personne, au fort de l’action, de même il est arrivé que, du fond de son cabinet, un « littérateur, » en changeant ou, si je puis ainsi dire, en renversant le mouvement de l’opinion, changeât aussi le destin d’un empire. La littérature, qui rend en quelque sorte les idées portatives, en fait ainsi des motifs d’agir, et, d’inertes qu’elles étaient, c’est elle, en les animant, qui les transforme en moyens de défense ou d’attaque.
Je sais encore ce que l’on répond : que les temps ne sont plus les mêmes, qu’il n’est permis à personne d’avoir l’air de se désintéresser de la chose publique, et que le poète l’a dit :
Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle
S’il n’a l’âme, et la lyre et les yeux de Néron ;
Pendant que l’incendie en fleuve ardent circule
Des temples aux palais, du cirque au Panthéon.