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Honte à qui peut chanter pendant que chaque femme
Sur le front de son fils voit la mort ondoyer ;
Que chaque citoyen regarde si la flamme
Dévore déjà son foyer !


Mais, si l’heure présente est aussi trouble qu’on le veut bien dire, c’est ce qu’il faudrait d’abord examiner ; et quand elle le serait, n’est-ce pas justement alors que, comme autrefois les moines d’Occident, il nous faudrait sauver du naufrage, pour en conserver le dépôt aux âges futurs, les parties nobles de la civilisation ? Sans un peu de cet art et de cette « littérature » qu’on dédaigne, où en serions-nous de notre propre histoire ? à quel point de notre développement en serions-nous demeurés ? Quels ou qui serions-nous, sans quelques-uns de ces « littérateurs » qui faisaient, il y a cinq cents ans, l’éducation du monde moderne en achevant la leur ? Si nul sans doute ne peut le dire avec une assurance entière, la question n’en est pas moins de celles qui donnent singulièrement à penser. Je respecte et j’admire, pour moi, jusqu’à ces « philologues » et jusqu’à ces « érudits » qui ne pensaient pas rendre, en éditant les dialogues de Platon, ou en annotant les comédies de Térence, un moindre service à l’humanité même qu’à la gloire de leur auteur. Et je vois bien, je crois bien voir où nous mènerait le mépris de leur tradition ; — Ce qui est sans doute une bonne raison, la meilleure même que l’on puisse avoir, d’en entretenir le respect et le culte ; — mais je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à en détourner la jeunesse et l’opinion.

Il faut bien que je le dise en effet, puisque l’on ne le voit pas ou qu’on ne le veut pas voir. De toutes les formes de la « littérature, » il n’y en a pas qui paraisse à beaucoup de gens plus inutile ou plus vaine que de s’attacher, que d’employer quelquefois une vie d’homme tout entière, à « restituer » le texte authentique des Sermons de Bossuet ou à déterminer avec exactitude ce qu’un Voltaire peut devoir à tous ceux qui l’ont précédé. Cependant, s’il y a de plus hauts emplois de l’intelligence et s’il y en a surtout de plus brillans, il n’y en a pas de plus utiles ni de plus nécessaires. Ou, plutôt, rien n’est indifférent, pas plus en littérature qu’ailleurs ; et sans doute on ne se trompe pas si l’on croit que le public ne demande au « littérateur » que de lui plaire, mais on se trompe, si l’on croit que le « littérateur » y réussisse autrement qu’à force de scrupules. J’en voudrais à Molière d’avoir semblé dire le contraire, — comme aussi, dans son Misanthrope, que le temps ne fait rien à l’affaire, — si d’ailleurs on pouvait prendre une boutade comique pour l’expression de la vraie pensée d’un homme. Eh non ! sans doute, le public ne se soucie guère de nos petits papiers, de nos « documens » ou de nos « preuves, » non plus que de la longueur de nos recherches, ou du labeur qu’il nous en a coûté. Le public n’a pas tort. Mais ce qu’il sent parfaitement, s’il n’en connaît pas les raisons,