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le plus vide, le plus odieux, et si l’on n’y veille, le plus funeste du mot.

Des six personnages d’Hedda Gabler, quatre sont des maniaques, des affolés de littérature. Ne parlons plus de Hedda elle-même. Mais George Tesman ! Est-il assez médiocre avec ses lunettes et ses éternels livres sous le bras ! Il a passé toute sa lune de miel dans les bibliothèques, à préparer un volume. Et sur quoi ? Sur l’Industrie domestique dans le Bradant du moyen âge. Pauvre savant, à qui il ne manque que de savoir un peu la vie ! Et Loevborg ? Encore un intellectuel, celui-là ! Son premier ouvrage racontait le passé ; le suivant prédit l’avenir. « Il y a deux parties : la première traite des puissances civilisatrices de l’avenir ; la seconde, de la marche future de la civilisation.» — Ce sera très intéressant, quoiqu’un peu hypothétique, sans doute ; mais, comme le dit quelque part Hedda elle-même, «quand le diable y serait, ce n’était là qu’un livre après tout. » — « Oui, réplique Eylert, et la réplique d’ailleurs ne manque pas d’une grandeur mystérieuse, oui, mais l’âme pure de Théa avait passé dans ce livre. » — Malheureusement l’âme pure de Théa me paraît encore, si je puis dire, trop « livresque ; » excusez ce mot nouveau créé pour un nouveau travers. Si douce, si dévouée, si aimante que soit la petite muse aux cheveux blonds, elle aime précisément trop en muse, en femme de lettres. C’est par littérature et pour la littérature qu’elle a quitté son mari, ses enfans ; c’est pour approcher une pensée d’élite, collaborer à je ne sais quel idéal de métaphysique ou d’économie sociale, copier des manuscrits et corriger des épreuves. L’homme auquel elle s’est donnée vient de se tirer un coup de pistolet ; il agonise. Va-t-elle courir à lui, forcer tous les obstacles pour se jeter sur son corps ou son cadavre, et peut-être y mourir ? Allons donc ! Elle s’assied devant une table, tire des papiers de sa poche et se met à préparer les œuvres posthumes du bien-aimé. Je vous dis que ce n’est pas une amante, c’est un secrétaire.

Vous oubliez, dira-t-on, la contre-partie de tout ce ridicule, de toute cette bassesse, de toute cette démence, le personnage de tante Julie. Oh ! non, je ne l’oublie pas et je la gardais pour la fin, l’adorable vieille fille, la seule qui jette un rayon de lumière et de vérité dans les ténèbres de cette chambre close ou de ce cabanon. Aux hallucinations du Beau elle oppose la réalité du Bien. Et avec quelle humilité ! quelle douceur ! Elle a élevé son neveu George ; elle a veillé sur lui comme une mère ; en l’absence des jeunes mariés, elle a paré leur demeure ; pour l’embellir, elle a engagé jusqu’à son petit avoir ; pour faire honneur à sa poupée de nièce, elle a mis un chapeau neuf ; mais, par malheur, elle le dépose sur une chaise, où la cruelle pécore l’aperçoit et le prend pour le vieux chapeau de la bonne. L’épisode est admirable de férocité chez Hedda ; chez tante Julie, de candeur et de sensibilité