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avaient passé la frontière polonaise et avançaient tout à l’aise, n’éprouvant d’autre difficulté et d’autres retards que ceux que leur imposaient l’insuffisance et l’irrégularité d’une administration militaire encore dans l’enfance. Auguste envoyait à leur rencontre des officiers de sa cour, soi-disant pour les surveiller et prévenir les désordres auxquels leur passage pouvait donner lieu, mais avec ordre d’user de tant de ménagemens et d’égards que leur mission avait plutôt l’air d’avoir pour but de leur préparer les logemens et les subsistances. N’ayant naturellement pas confiance dans des informations données par de tels intermédiaires, le ministère français eut le désir de se faire représenter aussi sur les lieux, et désigna même un envoyé militaire d’un grade élevé, le colonel de La Salle, pour s’attacher aux pas de l’armée en campagne et lui en faire connaître régulièrement les progrès. C’était l’exercice du droit de contrôle le plus légitime : la Pologne était territoire neutre, et les Russes, simples passagers, n’avaient nulle autorité pour y faire la police. Ce n’en fut pas moins l’occasion d’un incident très grave, et qui ne fit que trop voir quelle confiance inspirait aux généraux de la tsarine la certitude de ne rencontrer aucun obstacle devant eux. La Salle dut prendre la voie de mer pour éviter la traversée toujours difficile de l’Allemagne et débarqua à Dantzig, ayant en poche les pièces qui justifiaient de sa mission. Mais avant qu’il eût eu même le temps de les produire, le résident russe dans la ville vint réclamer son arrestation, et les magistrats de la localité eurent la faiblesse d’y consentir. Le prétexte de cette démarche insolente était que La Salle avait servi autrefois dans l’armée russe et, n’ayant quitté son corps qu’avec une demande de congé, qu’il avait négligé de faire renouveler, s’était rendu coupable de désertion. Le fait, fût-il vrai, remontait à une date qui en effaçait complètement le souvenir, et d’ailleurs les magistrats de Dantzig, cité libre, — au moins nominalement, — n’avaient nullement à se faire les exécuteurs de la justice moscovite. La Salle n’en fut pas moins mis sous les verrous et ne fut rendu à la liberté que quand les instances de l’ambassadeur français à Dresde eurent obtenu du comte de Brühl d’intercéder en sa faveur. Mais il dut reprendre au plus tôt le chemin de la France, pour ne pas s’exposer au mauvais parti qui aurait pu résulter pour lui de la rencontre des officiers russes, et cette nouvelle mésaventure fut encore le sujet des quolibets du roi de Prusse, qui, malgré le crédit dont il jouissait à Dantzig, avait refusé obstinément d’intervenir dans l’affaire[1].

  1. Correspondance de Saxe, passim, février et mars 1748.— Droysen, t. III, p. 401. — Pol. Corr., t. VI, p. 64 et suiv.