l’avaient ainsi constitué, sans le savoir, arbitre de leurs différends. Je ne crois pas que jamais plus étrange fortune soit échue dans les annales diplomatiques à un négociateur. Restait à savoir si celui à qui elle tombait en partage était bien l’homme capable d’en tirer tout le parti qu’une politique habile pouvait s’en promettre. C’est ce qu’à l’épreuve on allait savoir.
Après quelques hésitations entre plusieurs noms mis en balance, le plénipotentiaire désigné pour se rendre à Aix-la-Chapelle fut le comte de Saint-Séverin d’Aragon, que nous avons déjà rencontré dans ce récit, et qui avait rempli avec convenance la mission ingrate d’assister à Francfort à l’élection de l’époux de Marie-Thérèse. Issu d’une vieille famille napolitaine, Saint-Séverin n’était Français que par une adoption assez récente. Cette origine, quand sa nomination fut connue, donna lieu à des appréciations différentes. « Quoi ! disaient les rivaux à qui on l’avait préféré, un Italien ambassadeur, quand un Allemand et un Danois sont déjà maréchaux de France ! La France ne trouve donc plus que des étrangers pour la servir ! » — D’autres se plaisaient, au contraire, à rappeler que l’Italie était la terre classique de la diplomatie, et en tout temps la patrie des fins politiques. Le jugement le plus sévère fut naturellement celui que d’Argenson enregistrait, d’un ton chagrin, dans son journal. Pour lui, Saint-Séverin n’est qu’un fourbe, méchant, bilieux, emporté, qui a escroqué sa réputation d’habileté ; c’est un traître d’Italien, sujet de la reine de Hongrie, « qui lui livrera les intérêts qu’il est chargé de servir. » — « On veut se perdre, s’écrie-t-il, on se perdra. » — On sera peut-être plus près de la vérité en s’en tenant à l’impression médiocrement favorable que Kaunitz avait rapportée plus tard de ses relations avec lui : — « C’est, disait-il, une quintessence de finesse italienne francisée, sans être pourtant sorcier[1]. »
Ce qui est certain, c’est que Saint-Séverin, malgré cette finesse dont il allait donner plus d’une preuve d’une loyauté douteuse, ne devait pas jouer dans cette réunion solennelle (la dernière de celles qui ont réglé l’état de l’ancienne Europe ) un rôle qui ait mis son nom dans l’histoire à côté de ceux des père Joseph, des Servien et des d’Avaux. Il est vrai que les ministres dont il devait exécuter les volontés ressemblaient encore moins à Richelieu et à Mazarin.
DUC DE BROGLIE.
- ↑ Journal de d’Argenson, t. V, p. 148, 176. — D’Arneth, t. III, p. 478.