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Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/301

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enchérit, à certains égards, sur les sévérités de l’état de siège : elle eut un caractère préventif, policier, arbitraire, qui irrita profondément. C’était une véritable loi des suspects.

Les débats qui en précédèrent l’adoption furent singulièrement orageux ; le gouvernement s’y montra médiocre. Le secrétaire pour l’Irlande avait deux statistiques à sa disposition. Lorsque les tories l’accusaient de mal gouverner l’Irlande, il leur démontrait, avec des chiffres, que le nombre des crimes diminuait. Lorsque les partisans de Parnell réclamaient contre l’impitoyable rigueur de certains articles, le même Forster, avec d’autres chiffres, leur prouvait que les crimes augmentaient. Ces soirs-là, il arrivait à un formidable total de 2,590 crimes. Le lecteur qui, d’après ce chiffre, s’imaginerait un pays livré aux dernières horreurs de l’anarchie et de la guerre civile, sera un peu réconforté s’il apprend qu’il y avait dans le nombre 1,337 lettres anonymes, et une remarquable quantité de carreaux cassés.

Contre les deux partis coalisés, les députés irlandais se défendirent en désespérés. L’obstructionnisme déploya toutes ses ressources. Un soir, — c’était au mois de février 1881, — M. Gladstone vint dire au parlement, d’un ton significatif, qu’il fallait en finir avec la loi. On poussa le vote des derniers articles. Quarante et une heures furent nécessaires pour venir à bout de la résistance des home-rulers, assistés de quelques radicaux. Cette séance, la plus longue dont on se souvienne, commença le mardi à quatre heures du soir et se termina seulement dans la matinée du jeudi suivant. C’est au cours de cette séance que Thomas Sexton prononça son plus remarquable discours, l’un des meilleurs que le parlement eût entendus, s’il avait daigné l’entendre. Il fut débité entre cinq et huit heures du matin devant sept ou huit membres endormis dont les ronflemens accompagnaient l’orateur. Tout y était en sa place ; tout y était juste, probant, éloquemment dit ; ne manqua à ce beau discours que des auditeurs, mais les lecteurs ne lui manquèrent pas.

Cette séance extraordinaire eut un dénoûment qui ne l’était pas moins. Le speaker fît un coup d’État en fermant la discussion, et mit la loi aux voix. Les Irlandais crièrent : « Liberté ! liberté ! » Les Anglais répondirent : « Privilège ! privilège ! »

Parnell était absent au moment du vote ; il était allé prendre quelques heures de repos. Il trouva ses collègues encore émus, tout vibrans de colère. Réunis dans une des salles de commission, ils agitaient la question de savoir s’il ne convenait pas de se retirer en masse et de rester dorénavant étrangers aux délibérations de Westminster. Le leader ne fut pas de cet avis et en détourna