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plus de conseil. Son beau visage se durcissait dans une rigidité marmoréenne comme s’il eût défié le monde.

Que se passait-il ? Sa santé, délabrée par des fatigues inouïes, par la vie nocturne du parlement, par le tracas des affaires et l’énervement de la lutte, était-elle la cause de ce grand changement ? Était-ce le souci de sa fortune personnelle, absorbée, et au-delà, par les dépenses de cette royauté sans liste civile et qu’un don national de 250,000 francs n’avait pu suffire à rétablir ? S’affligeait-il de voir l’influence passer aux mains de quelques nouveaux-venus, de ce John Dillon qui est l’auteur du Plan de campagne et de ce William O’Brien dont quelqu’un a dit : « Ce n’est pas un violent, c’est la violence même ! »

Son existence était devenue énigmatique. Depuis qu’il avait quitté ses modestes lodgings, près de Russell Square, ses collègues ignoraient son adresse et ne le voyaient plus qu’à la chambre des communes quand il s’y montrait. Quelquefois, pendant des jours et des semaines, il disparaissait, enfoui on ne savait où. Aucun être humain ne connaissait le secret de sa retraite et n’aurait pu lui faire passer le moindre billet. Qui se cachait ainsi ? Était-ce le conspirateur politique ou l’amant de Mrs O’Shea ?

Je ne raconterai point les débuts ni les progrès de cette passion. Dans cette étude politique, on ne doit voir que l’action indirecte et comme l’ombre projetée sur la carrière du grand leader par cette femme qui fut, sans le vouloir, la rivale de l’Irlande. Cette action, il faut le dire, ne se traduisit par aucune démarche contraire à la dignité de Parnell ou aux intérêts de son parti. Lorsqu’on 1885 il imposait le capitaine O’Shea aux suffrages des électeurs, c’était le négociateur de Kilmainham et non le mari de sa maîtresse qu’il entendait récompenser. C’est à des services politiques que songeait M. Chamberlain lorsqu’il écrivait au capitaine en janvier 1886 : « Parnell vous doit bien un siège au parlement ; vous avez fait assez pour lui. » Toute autre arrière-pensée serait indigne de celui qui signait ce billet.

Et cependant Mrs O’Shea a eu une influence incalculable et désastreuse sur la destinée de Parnell et sur celle de l’Irlande. J’échouerais sûrement si j’essayais de réconcilier les idées des Français et celles des Anglais sur la question de l’adultère. Chez nous, l’adultère varie de l’extrême tragique à la plus basse bouffonnerie. Le jury acquitte fréquemment un mari qui a tué sa femme coupable d’un coup de revolver. Le juré qui prononce l’acquittement, le mari qui s’est fait justice, se sont amusés plus d’une fois au théâtre des mésaventures de Dandin et de Sganarelle. D’où vient cette contradiction ?

c’est que la notion du péché est depuis longtemps abolie