Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/317

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

parnellisme sans Parnell est un non-sens. Si M. Redmond, M. Harrington et leurs partisans s’entêtent dans une action séparée, la prochaine élection générale les balaiera.

Oui, mais après ?

Après, l’anarchie renaîtra sous un autre nom et sous une autre forme. Elle sera d’autant plus aiguë, d’autant plus dangereuse le jour où l’Irlande obtiendra son autonomie. Le nord luttera avec le midi, les protestans avec les catholiques, le parti prêtre avec le parti laïque, les socialistes avec les propriétaires. La guerre sera dans chaque ville, dans chaque maison, et, tant qu’il y aura une Irlande, il y aura des dissidens et des traîtres.

Les vrais amis de l’Irlande hésitent à souhaiter qu’elle obtienne gain de cause dans ses revendications. La dépossession progressive et pacifique des landlords anglais a commencé ; en attendant, le paysan, déjà délivré de la dîme, a vu la rente diminuée d’un quart, parfois du tiers ou de la moitié par les land courts. L’an prochain, on lui concédera toutes les libertés locales dont jouit le peuple anglais. L’Irlande ne se trouvera-t-elle pas bientôt dans la situation de ces victimes d’anciennes injustices, qui se plaignent encore par habitude et sur lesquelles on s’apitoie par routine, longtemps après que leurs misères ont cessé ? Elle partage aujourd’hui l’honneur de régner sur le premier empire du monde ; elle aspire à descendre au rang honorable, mais secondaire, d’une colonie autonome comme le Cap, le Canada ou la Nouvelle-Galles du Sud. Ou si elle préfère devenir une nation, elle sera une nation sans colonies, sans marine, sans finances et sans industrie. C’est là une étrange ambition ; mais à quoi bon raisonner ? La haine, comme l’amour, veut être satisfaite.

Quand Parnell était là, tout était possible. Homme d’État bien plus qu’orateur, il eût gouverné son pays comme il gouvernait son parti. Sa volonté de magicien tenait dans une cohésion forcée, quasi surnaturelle, ces élémens disparates et réfractaires. Il imposait aux Anglais parce qu’il était de leur race ; il dominait les Irlandais parce qu’il n’était pas un d’entre eux. Parnell mort, l’Irlande retombe en poussière et l’Angleterre retourne à son indifférence. Elle se réveille, s’aperçoit qu’elle a donné quinze ans au cauchemar irlandais, quinze ans qui ont été perdus, ou à peu près, pour le progrès social. Les choses reprennent leur cours ancien, l’évolution historique recommence. Une place reste à jamais vide, car Parnell a trop de successeurs pour être remplacé.


AUGUSTIN FILON.