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publique ; — que les liens naturels de la famille se relâchent parmi les prolétaires ; — que la religion soit violée en ne laissant pas aux ouvriers le loisir d’accomplir leurs devoirs de piété ; — si, par la promiscuité des sexes, ou par d’autres excitations au vice, les usines mettent en péril la moralité ; — si le patron accable les ouvriers de fardeaux iniques, ou déshonore en eux la personne humaine par des conditions indignes et dégradantes ; — s’il attente à leur santé par un travail excessif, hors de proportion avec leur sexe ou leur âge, — en pareil cas, il faut absolument employer, dans de certaines limites, la force et l’autorité des lois ; his in causis plane adhibenda, certos intra fines, vis et auctoritas legum. » Et ces limites, dans lesquelles il restreint l’action de l’État, le pape prend soin d’indiquer qu’elles ne doivent pas être dépassées ; que l’État doit se borner à faire disparaître les maux qui exigent absolument son intervention ; « que la loi ne doit rien entreprendre au-delà de ce qui est nécessaire pour réprimer les abus et écarter les dangers[1]. » Que les « interventionnistes, » catholiques ou libres penseurs, définissent ainsi l’intervention de l’État, et nous n’aurons pas grand’peine à nous entendre avec eux. Selon le langage même du souverain pontife, l’action de l’État se borne, ici, à faire respecter les droits de chacun, ut suum singuli teneant. » L’État reste dans sa fonction.

L’État doit sauvegarder religieusement les droits de tous les citoyens ; « toutefois, ajoute le saint-père, dans la protection des droits privés, l’État doit se préoccuper, d’une manière spéciale, des faibles et des indigens. » À cela encore, quel est le chrétien ou quel est l’homme moderne qui voudrait contredire ? « C’est pourquoi, continue Léon XIII, les salariés qui appartiennent à la multitude indigente, l’État doit les entourer d’une sollicitude et d’une vigilance particulière[2]. » Y a-t-il là de quoi choquer personne ? Mais cette inoffensive recommandation, la traduction française « officielle» l’a dénaturée, en lui prêtant un sens que le texte n’a point : « Que l’État, — fait-on dire au pape, — se fasse donc, à un titre tout particulier, la providence des travailleurs. » Comment ne pas se rappeler ici le proverbe italien : traduttore, traditore ? La providence des travailleurs ! Où voit-on cela dans le texte ? Nous qui devons à notre âge d’avoir passé par le collège, alors qu’on y apprenait encore le latin, nous n’avons pas besoin de lexique, pour savoir que cura providentiaque n’a jamais signifié providence ; — et, puisque le pape s’adresse à l’Église universelle en latin, nous

  1. Quos fines eadem, quæ legum poscit opem, causa déterminat : videlicet non plura suscipienda legibus, nec ultra progrediendum, quam incommodorum sanatio, vel periculi depulsio requirat.
  2. Quocirca mercenarios,.. debet curà providentiaque singulari complecti respublica.