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supposons que le texte latin de ses encycliques fait seul autorité [1]. Qu’on ne s’imagine point qu’il ne s’agit ici que d’une chicane de pédant. La « providence des travailleurs, » cela sent « l’État providence, » c’est-à-dire la spécieuse devise qui résume toutes les espérances et toutes les erreurs du socialisme, le mot d’ordre le plus dangereux à jeter à l’ignorance et à l’imprévoyance des foules. Aussi ne saurions-nous laisser mettre dans la bouche du souverain pontife rien qui ressemble à une formule contre laquelle protestent la science et la raison.


II.

Nous permettra-t-on de le dire ? La théorie de l’État providence ne nous semble pas seulement fausse et pernicieuse au point de vue social ; elle nous paraît avoir, de nos jours, quelque chose de peu chrétien. Elle a pris, pour nous, une saveur païenne ; elle nous a une odeur d’usurpation sacrilège ; on y flaire la prétention de l’État de s’ériger en divinité, qui prend la place du Dieu invisible, et s’arroge son rôle sur la terre. C’est comme une révolution dans le gouvernement de l’univers, comme une autre providence qui vient se substituer à l’ancienne et la détrôner. Prenons-y garde, en effet ; c’est là où tend, de nouveau, dans nos sociétés occidentales, la notion de l’État. C’est bien un véritable culte, que nombre de modernes nous convient à rendre à l’État, quand ils font descendre Dieu et la Providence, du ciel en terre. Nous revenons, à grands pas, à l’apothéose des Césars, — avec cette différence que, au lieu d’adorer l’État dans un homme de chair et de sang, les peuples s’adorent eux-mêmes dans une abstraction, se prosternant à l’envi devant une idole anonyme, dans laquelle nos démocraties se déifient elles-mêmes. Or, cette statolâtrie, si l’on nous passe le barbarisme, nous paraît inconciliable avec l’esprit du christianisme, qui n’a jamais consenti à rendre à César ce qui est à Dieu.

Je n’ignore point que, selon la tradition chrétienne, selon les

  1. Le mot providentia se trouve plus d’une fois dans l’encyclique sur la condition des ouvriers. Vers la fin, notamment, on y lit : Adhibeant legum institutionumque providentiam qui gerunt respublicas, et, cette fois, la traduction française dit elle-même simplement « que les gouvernemens fassent usage de l’autorité protectrice des lois et des institutions. » Bien qu’il soit juste de reconnaître les difficultés d’un pareil travail, la traduction française nous semble avoir, plus d’une fois, oublié combien il est souvent inexact de rendre les termes latins par leurs dérivés français. C’est ainsi que nous rencontrons le latin tutela publica, traduit par « tutelle publique, » là où le sens est manifestement protection de l’État. Aussi, dans les passages de l’encyclique pontificale que nous avons cités, nous sommes-nous permis parfois de nous éloigner de la traduction dite officielle pour nous rapprocher du texte original.