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théologiens et les scolastiques, toute autorité venant de Dieu, les rois tiennent, en un sens, la place de Dieu, et sont comme les ministres de Dieu sur terre. Nous avons entendu, tout à l’heure, le pape Léon XIII, s’appropriant cette théorie, nous dire lui-même que ceux qui sont les dépositaires de l’autorité doivent l’exercer à l’instar de Dieu, dont la sollicitude s’étend, à la fois, sur tous et sur chacun. C’est, nous l’avons dit, l’enseignement traditionnel. Le pape, en cela, ne fait que suivre la doctrine commune. Saint Thomas, le grand scolastique dont Léon XIII, en son encyclique ÆterniPatris, s’est attaché à restaurer l’empire sur les écoles catholiques, saint Thomas allait plus loin. Le roi, ne craignait pas d’écrire l’ange de l’école, doit agir dans le royaume, comme l’âme dans le corps, ou comme Dieu dans le monde[1]. Cela, j’y consens, n’est pas sans ressembler à la théorie de l’État providence. Et l’on trouverait chez Suarez, par exemple, des textes analogues. Le coryphée des théologiens de la Compagnie de Jésus est, quant au rôle de l’État, d’accord avec le grand docteur dominicain. Les « interventionnistes» catholiques, nous l’avons déjà remarqué, peuvent se vanter d’avoir pour eux la tradition. J’ai eu, naguère, le plaisir d’en causer avec un des plus savans et des plus séduisans de leurs chefs, M. Decurtins ; il m’affirmait que ses amis et lui ne réclament que l’application des principes de saint Thomas. Loin d’innover dans ce sens, ou de dépasser les anciens docteurs, Léon XIII, si thomiste qu’il soit, me semble être resté en-deçà de saint Thomas. — Pourquoi cela ? C’est peut-être, ce qu’oublient trop de catholiques, que depuis le XIIIe siècle et depuis le XVIe, que depuis saint Thomas d’Aquin et depuis Suarez, le souverain, l’État, a changé, et de substance, et de forme, et de rôle, et d’esprit. Le souverain, le roi de saint Thomas, s’appelait saint Louis, et le roi de Suarez s’appelait Philippe II. Or, de quel nom désigner l’État contemporain, si, au lieu d’en faire une abstraction vide et un être de raison, on l’envisage comme une chose concrète et une réalité vivante ? Veut-on, ainsi qu’il convient, l’incarner dans les hommes qui le dirigent, dans ceux qui le font parler ou qui le font agir, l’État, aujourd’hui, ne se nomme ni saint Louis, ni Philippe II, ni Louis XIV, ni Ferdinand II ; — L’État s’appelait hier Bismarck, Gladstone, Tisza, Crispi, Frère-Orban, Ferry ; — et comnaçnt s’appellera-t-il demain ? comment s’appellera-t-il dans dix ans ? Nul ne le sait, et Rome l’ignore aussi bien que Paris.

N’est-ce pas là, pourtant, un point qui, de la part des théologiens, mérite quelque attention ? ou quelle est la valeur d’une

  1. Saint Thomas : De regimine principum, t. 14 ; en admettant l’authenticité de ce traité, dont le premier livre est regardé comme étant bien en effet du grand docteur.