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avaient pris, autrefois, pour le salaire naturel, normal, n’est que le salaire minimum au-dessous duquel la rémunération de l’ouvrier ne saurait descendre longtemps. En voulons-nous la preuve, nous n’avons qu’à regarder autour de nous. Là où les capitaux sont abondans et où le travail est libre, le salaire du travailleur tend à s’élever bien au-dessus de ce qui lui est indispensable pour sa subsistance. C’est ainsi que, au XIXe siècle, nous l’avons déjà remarqué, la rémunération de la main-d’œuvre a été sans cesse en grossissant. L’ouvrier est-il porté à l’oublier ? C’est que, ainsi qu’il arrive d’habitude, ses besoins et ses appétits ont crû encore plus vite que son bien-être.

Dans les pays pauvres, où les capitaux sont rares et les bras abondans, la nature des choses met obstacle à ce que les salaires soient élevés. Dans les pays riches, au contraire, les cas où le travail de l’ouvrier ne lui donne pas de quoi subsister décemment deviennent de plus en plus rares ; ils ne se rencontrent guère, en fait, qu’en des circonstances exceptionnelles, aux époques de crises industrielles, par exemple. Et, quand les salaires sont déprimés par la situation du marché, peut-on se flatter de les relever à l’aide d’un tarif officiel, affiché dans les usines ? Presque autant vaudrait astreindre, par une loi, les patrons à faire travailler leurs ouvriers quand ils n’ont plus de commandes à exécuter, et que les marchandises s’entassent inutilement dans leurs magasins. La charité ou l’humanité peuvent les y décider, la loi ne saurait les y contraindre. Qui ne voit à combien d’impossibilités se heurterait une pareille législation ? Léon XIII a trop de sens pratique pour n’en avoir pas le sentiment ; aussi, nulle part, le souverain pontife n’a-t-il invité les princes ou les parlemens à décréter un minimum de salaire au-dessous duquel ni l’ouvrier, ni l’ouvrière ne pourraient louer leurs bras.

Sa théorie des salaires exposée, Léon XIII s’arrête court. Au moment où il semble sur le point d’invoquer l’aide de la loi, le saint-père recule, effrayé, devant les difficultés et devant les périls de l’ingérence gouvernementale. Il en sort en faisant appel à l’association, aux corporations. Le langage pontifical est catégorique ; il vaut la peine d’être retenu : « Mais de peur que, dans ces cas (salaires insuffisans) et dans d’autres analogues, comme en ce qui concerne la journée du travail et les soins de la santé de l’ouvrier, les pouvoirs publics n’interviennent d’une manière importune (ne magistratus inférat sese importunius), vu surtout la variété des circonstances, des temps et des lieux, il sera préférable que la solution soit réservée au jugement des corporations (collegiorum), ou que l’on recoure à quelque autre moyen de sauvegarder les intérêts des ouvriers, en y joignant, si l’affaire le