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LES DUPOURQUET.


Lacousthène, qui, par une vieille habitude, buvait à l’assiette comme les paysans, s’arrêta net, la moustache chargée de vin.

— À qui le dites-vous ! s’écria-t-il. C’est bien la terre qui me ruine ; et pourtant Dieu sait si nous avons vécu sagement, ma femme et moi, si nous nous sommes privés ! si j’ai consacré à l’amélioration du sol tout l’argent que ne me prenait pas l’éducation de nos filles,., et pour en arriver à quoi, oui, à quoi ? à faire le saut comme les autres, à demander trente mille francs au Crédit foncier qui, après des enquêtes à n’en plus finir, ne m’en accorde que dix !

Dupourquet modula en sifflement de pitié, en soupir de soulagement :

— Mon pauvre ami ! est-ce possible ! Je me disais aussi : Lacousthène est changé, il a quelque chose, mais j’étais loin de supposer…

— Ah ! c’est que tout le monde n’a pas comme vous des cruches pleines d’or dans ses caves ! Moi je n’avais que la dot de ma femme, mon bien de Mazerat, mon activité et mon bon vouloir. Au début, j’ai cru que j’allais devenir millionnaire ; la seule vente de mon vin m’était, chaque année, comme un héritage qui tombait du ciel !., et puis par une fente invisible, je ne sais comment, peu à peu, sou par sou, tout cela s’en est allé. J’avais beau barricader ma caisse, tenir mes mains fermées, l’argent filait tout de même comme s’il avait hâte de me fuir, d’aller ailleurs… Alors nous avons enrayé de toutes nos forces ; tant que les enfans sont restées en pension, nous avons vécu chichement comme les domestiques, mangé de la viande à midi trois fois la semaine, le reste du temps des légumes, et, le soir, avalé seulement de la soupe et bu de la piquette. Et de même en toutes choses, et rien n’y a fait, je me suis ruiné lentement, sûrement, comme on agonise avant de mourir !

Génulphe répliqua d’un ton de doux reproche :

— Lacousthène, voilà bien longtemps que je vous le dis, vous avez eu tort de planter de l’américain !..

— Allons donc ! j’aurais planté de l’auxerrois, du chêne truffier ou de la canne à sucre, c’eût été toujours la même chose ; il y a une destinée, voyezvous, une épreuve terrible qui vous empoigne et vous terrasse, quoi qu’on fasse pour l’éviter. C’est comme une épidémie de misère qui passe, et lorsqu’on est atteint, c’est fini !

Il y eut un silence. Thérèse et George mangeaient penchés sur leur assiette, l’esprit ailleurs. Génulphe, lui, était devenu sombre ; Mme Dupourquet, sincèrement apitoyée, demanda :

— Mais comment ferez-vous ? Cela va bien vous gêner pour le placement des petites.