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qu’on invoque à l’appui d’une accusation si grave ne sont véritablement pas sérieuses. Celle qu’on met le plus volontiers en avant est empruntée à la statistique qui a prouvé que, dans tous les établissemens d’instruction publique, les fumeurs étaient plus mal classés que les autres. Decaisne l’a constaté pour les lycées, MM. Bertillon, G. Doré, Élie Joubert pour les élèves de l’École polytechnique, le docteur Coustan pour ceux de l’École normale, de l’École navale et de celle des ponts et chaussées.

Il faut beaucoup de bonne volonté pour se contenter d’une démonstration semblable. N’est-il pas plus logique de se dire que les élèves qui fument réussissent moins bien que les autres dans leurs études, parce qu’ils sont plus paresseux et qu’ils trouvent, dans le tabac, un auxiliaire pour leur nonchalance et un consolateur pour leur ennui ? Contraints à une immobilité hors de toute proportion avec la somme de travail qu’ils sont décidés à fournir, ils fument pour tuer le temps. Il est probable que, si on avait poussé plus loin les recherches, on aurait reconnu que ces élèves-là sont également ceux dont la conduite laisse le plus à désirer et qui sont le plus souvent punis. Il est inutile d’insister plus longtemps sur cet argument de commande.

Lorsqu’il s’agit de l’influence fâcheuse que le tabac peut exercer sur les facultés intellectuelles, il est une réflexion qui se présente à l’esprit de tout le monde et qui a jailli d’elle-même au cours de toutes les discussions ; elle consiste dans une comparaison internationale. Il y a, de l’autre côté du Rhin, un peuple dont j’ai déjà cité l’exemple et chez lequel le culte du tabac est élevé à la hauteur d’une institution. On en consomme la moitié plus que chez nous, et pourtant nous sommes forcés de convenir que ces Germains ne sont pas aussi abrutis qu’ils devraient l’être, qu’ils ne font pas mauvaise figure dans le monde scientifique et qu’ils occupent en Europe une situation qui n’est que trop prépondérante.

La Société contre l’abus du tabac répond à ce raisonnement d’une façon bien originale. Si les Allemands, dit-elle, résistent à cette intoxication phénoménale, c’est parce qu’ils n’ont qu’un mauvais tabac, sans arôme et sans goût, falsifié, pauvre en nicotine, une sorte de foin qu’ils fument dans des pipes en porcelaine dont le long tuyau laisse la fumée se refroidir et se dépouiller de ses principes empyreumatiques. Ah ! s’ils avaient notre bon tabac de caporal, si franc, si savoureux, si toxique, s’ils avaient nos petites pipes de terre bien imprégnées de jus, bien fétides, ce serait bien autre chose. Leur intelligence n’y résisterait pas, et leur prestige national s’évaporerait avec cette dangereuse fumée. Voilà pourtant à quoi tiennent les destinées des empires ! Je passe outre.