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chroniques ou aiguës du sens moral, les altérations que lui font subir soit, comme à Corcyre, une longue suite de révolutions qui surexcite toutes les convoitises et qui brouille toutes les notions établies, soit, comme à Athènes, une épidémie meurtrière qui, montrant à chacun la mort comme inévitable et prochaine, le porte à s’affranchir de toute contrainte et allume en lui une soif ardente de jouir, à laquelle il faut des satisfactions immédiates ?

Si vraiment, dans tous les domaines de la connaissance, les Grecs ont ainsi devancé les résultats de nos procédés d’investigation plus lents et plus sûrs, s’ils ont répandu, sur toute matière, ces belles clartés qui préludaient aux découvertes de l’avenir, peut-on s’étonner qu’ils aient aussi ébauché une des doctrines qui tiennent aujourd’hui le plus de place dans ce que l’on appelle la philosophie de l’histoire, la théorie de l’influence que le milieu, comme on dit aujourd’hui, exerce sur une race et sur un peuple ? Cette théorie, on en fait souvent honneur à Montesquieu, comme s’il l’avait inventée, comme s’il avait été le premier à l’exposer. Mais elle est déjà dans Aristote, qui explique la supériorité de ses compatriotes par la situation intermédiaire que la Grèce occupe entre les régions froides de l’Europe septentrionale et les contrées chaudes de l’Asie ; c’est ainsi, dit-il, que les Grecs réunissent à l’énergie des barbares du Nord la vivacité d’esprit des Asiatiques[1]. D’ailleurs cette doctrine avait déjà été présentée, un siècle plus tôt, sous une forme plus dogmatique et avec un bien autre développement, par Hippocrate, dans son traité Des airs, des eaux et des lieux ; elle en remplit les douze derniers chapitres. L’auteur y institue une comparaison des plus curieuses entre l’Europe, c’est-à-dire entre la Grèce et l’Asie ; voici en quels termes, à la dernière page de son livre, il résume sa méthode et rend raison des différences qu’il a constatées : « Généralement, vous trouverez qu’à la nature du pays correspondent la forme du corps et les dispositions de l’âme… Tout ce que la terre produit est conforme à la terre elle-même[2]. » Ce mot, la terre, il l’entend dans le sens le plus compréhensif ; la terre est définie pour lui, moins par sa configuration propre et par les qualités du sol que par celle du climat qui règne à sa surface et qui en modifie la faune et la flore. « Si les Asiatiques, affirme-t-il, sont d’un naturel plus doux et moins belliqueux que les Européens, la cause en est surtout dans l’égalité des saisons. » Et ailleurs : « Une perpétuelle uniformité entretient l’indolence ; un climat variable donne de l’exercice au corps et à l’âme[3]. »

  1. Aristote, Politique, chap. VII, p. 6 (Bibliothèque grecque-latine de Didot).
  2. Traduction Littré, § 24 (dans le tome XIII).
  3. § 16 et § 23.