Jamais ! Il dit toujours, à satiété : « Les deux chambres et la liberté de la presse. » La formule est sèche, longue, lourde et embarrasse toujours la phrase. Il n’importe. Stendhal sent qu’il ne faut pas employer le mot de liberté, vague, inconsistant, dans lequel on a mis absolument toutes choses, depuis le despotisme asiatique jusqu’à l’anarchie. « Les deux chambres et la liberté de la presse, » à la bonne heure ! et je sais ce que vous voulez dire. Un libéral de 1830 qui n’emploie jamais le mot liberté mérite qu’on lui demande la permission de l’embrasser. — Il est ainsi en toutes choses, très précis et très loyal, très respectueux de la « chose vue, » même quand elle le contrarie, par culte de l’exactitude. Après un fait, même assez important, qu’il rapporte, il écrit, il imprime, franchement : « Ceci contredit assez ma théorie générale sur… » Voilà qui est méritoire, et qui le rend sympathique, et qui augmente son autorité. Pour tout ce qui est « petit fait, » on est, avec Stendhal, sur un terrain où l’on se sent sûr et en compagnie d’un homme de bonne foi. — Cette loyauté, est-il besoin de le dire, a ses limites, ou plutôt trouve son obstacle dans les passions de notre homme. Quand une idée générale est chez lui la synthèse d’un grand nombre d’observations, que quelques faits la contrarient, nous l’avons vu, il ne dément, ni ne supprime pour cela les faits contradicteurs ; mais quand une idée générale est chez lui, comme chez la plupart d’entre nous, la forme d’un de ses sentimens, d’un de ses amours ou d’une de ses antipathies, je crois bien, et je crois que l’on verra tout à l’heure qu’il y plie les faits qu’il rencontre et qu’il ne voit pas les faits qui risquent de la démentir. Mais à tout prendre, et sauf cette réserve, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, la faculté observatrice de Stendhal est d’une rare loyauté et d’une rassurante précision. — Je suis bien obligé d’ajouter qu’elle est incomplète par la faute de ce même caractère de Stendhal qui a joué de très méchans tours à son génie. Gêné et timide dans le monde, par suite de sa vanité, préoccupé d’y faire effet, répétant chez lui, comme un comédien, les phrases qu’il y dira, et quand il y est ne les disant jamais, ne sachant que faire de ses mains, trait essentiellement caractéristique, achetant une belle canne pour donner une contenance à ces mains embarrassantes ; et trouvant qu’il gagne cent pour cent à ce changement, il a été trop occupé de lui et trop anxieux, sauf échappées, dans les salons, pour bien observer les gens bien élevés. Là, le vaniteux a entravé et paralysé l’observateur. Il en résulte que, quoique ayant passé par tous les mondes, ce n’est pas sur les meilleurs qu’il nous donne les renseignemens les plus exacts. Sur ceux-ci, soit dans ses livres de pur observateur, soit dans ses romans, il est général et superficiel, et je ne
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