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permanent, toujours plus cher, toujours plus fascinateur, d’où, selon nos talens, sortent nos poèmes, nos romans, nos théories, nos systèmes, nos conversations ou nos bavardages. Rousseau, après tout, n’a fait que cela. Stendhal de même, et de là cette conception de la vie, pareille aux mémoires de Casanova.

Les jugemens de Stendhal sur les mœurs de son temps, à travers bien des contradictions dont nous ne relèverons que celles qui donnent une lumière nouvelle à connaître son tour d’esprit, dérivent presque tous des principes précédens, en même temps que de son humeur chagrine et contredisante. La passion sous ces deux formes, volupté et violence, lui paraissant la fin de l’homme et le plus bel exercice de ses facultés, il a un éloignement naturel pour tout ce qui tend à la réduire, à l’user, ou seulement à la contrarier. S’il déteste les religions, et les philosophies spiritualistes, il se défie presque autant de la raison sous ses différentes formes et ses divers aspects. — Il y a une raison qui enseigne à l’homme à prévoir et à vouloir, c’est-à-dire à avoir des volontés prolongées et constantes, de longs desseins et de longues patiences, et à mettre son orgueil dans ces efforts soutenus. Stendhal démêle cette raison-là chez les Anglais, et s’y montre très hostile. S’il aime « l’énergie, » on sait que ce n’est pas celle-là. Elle est trop froide, elle donne à l’homme trop de gravité et de prudence, et lui interdit trop les belles explosions dramatiques « d’énergie » violente, c’est-à-dire de passion déchaînée. Elle lui paraît triste et haïssable, et, comme nous faisons toujours à l’égard de ce que nous n’aimons pas, il lui donne le nom du défaut dont elle est voisine et où elle peut tendre : il l’appelle hypocrisie, vertu artificielle, affectation de grandeur ou de force morale. Il plaint un peuple condamné à être triste par le souci ou la prétention de se posséder. — Il y a une raison pratique qui enseigne à l’homme la morale, non du plaisir, mais de l’intérêt bien compris, qui lui conseille de faire vite et bien ses affaires et de mener sa vie comme une entreprise de commerce bien ordonnée. Stendhal croit voir cette raison-là chez les Américains, et sa douleur est profonde à songer que Dieu a condamné des hommes et des femmes à naître et à vivre à Philadelphie. Quelle tristesse là aussi, et plus grande encore peut-être ! Quelle absence de passions joyeuses, de passions douces, ou de passions tragiques ! Où est l’agrément de la vie dans tout cela, et l’émotion, et la sensation ? Déplorables Américains, à qui nous ressemblerons peut-être dans un demi-siècle ! — Il y a une raison d’une autre sorte, et d’un caractère assez particulier, qui conseille à chaque homme de vivre à peu près comme ceux qui l’entourent, de croire que la majorité a à peu près raison,