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il est aimé, mais aussi orgueilleuse que lui, l’amour entre ces deux êtres sera un drame terrible, où chacun, dès qu’il a laissé voir son amour, sent qu’il se livre, sent qu’il s’abaisse, redoute l’orgueil de l’autre, se reprend aussitôt et se ressaisit, souffre et fait souffrir tout ce que l’orgueil peut infliger de tortures à l’amour, passe tour à tour par toutes les affres de l’humiliation, de la révolte, de la « haine impuissante » et aussi de la haine satisfaite. Caractère magnifique, d’une vérité profonde, admirablement éclairé dans tous ses replis ; caractère vrai d’une vérité individuelle, et en même temps représentant toute une époque, ce n’est pas assez dire, toute une classe pour toutes les fois qu’une forte perturbation sociale lui aura ouvert toutes les espérances sans lever devant elle tous les obstacles.

Le détail est plus beau que la conception générale. Certaines scènes en leur sobriété, en leur dessin net et sec, en leur précision énergique et un peu tendue, sont des merveilles d’analyse psychologique et comme de dissection morale. Julien en habit de paysan rencontrant à la grille Mme de Rénal, Julien voulant prendre la main de Mme de Rénal dans le jardin, Julien au café de Besançon, Julien préparant son expédition nocturne chez Mlle de Rénal et escaladant sa fenêtre comme on monte à l’assaut d’une redoute, toute la lutte d’orgueil entre Mlle de Rénal et Julien, sont des morceaux achevés, d’une profondeur étonnante en même temps que d’une parfaite clarté, un des triomphes de cette « littérature morale » des Français, si curieuse, si savante, si experte, si incisive, qui n’a peut-être pas de rivale au monde. Comme on se connaît ! Comme on connaît ses semblables ! Quand on songe que Stendhal ne pouvait pas souffrir Racine ! — Il y a du mauvais dans ce chef-d’œuvre, du mauvais et de l’inintelligible. On comprend très bien l’amour de Mme de Rénal pour Julien. Mme de Rénal n’a pas aimé ; elle a trente ans ; Julien paraît ; elle sent le besoin de le protéger contre la hauteur balourde de M. de Rénal ; elle lui parle doucement, lui recommande ses enfans ; ses enfans aiment Julien ; l’intimité chaste et périlleuse s’établit. On comprend beaucoup moins l’amour de Mlle de La Môle pour Julien. L’orgueilleuse Mathilde amoureuse de ce petit secrétaire, fils d’un scieur de long,.. admettons ; et s’avouant à elle-même cet amour,.. passe encore ; et se jetant aux bras du secrétaire ; non, cette fois, la chose est dure à admettre. Stendhal, singulièrement avisé en cette œuvre méditée scrupuleusement, a très bien senti l’objection et a essayé de la prévenir en expliquant les sentimens de Mathilde. Il faut d’abord l’en féliciter : la plupart des romanciers négligent parfaitement de nous dire ou de nous faire deviner le pourquoi des amours de