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leurs héros. Jeanne aime Pierre, ils ne nous en disent pas plus long ; et ils nous racontent les aventures de Pierre et Jeanne. Stendhal a longuement expliqué pourquoi Mathilde aime Julien. Mais son explication laisse étonné. Pourquoi Mathilde aime ce plébéien forcené ? C’est précisément parce qu’il est plébéien et qu’elle le sent forcené. Au moins il ne ressemble pas aux autres, aux jeunes gens fades qui l’entourent. Lui, c’est peut-être un Danton. « Serait-ce un Danton ? » Voilà pourquoi Mathilde aime Julien. Et alors vient une analyse fort savante et singulièrement intéressante de l’amour de tête, de l’amour d’imagination, de cet amour qui loge un personnage vivant dans un cadre longuement préparé à l’avance par une suite de rêveries, de méditations et d’idéalités. L’analyse est bonne ; mais le cas de Mathilde n’en est pas éclairci ; car l’orgueil de Mathilde, c’est l’orgueil nobiliaire, et Stendhal l’a marqué de traits si forts qu’il n’y a pas à s’y tromper ; c’est de ses aïeux que Mathilde est fière et amoureuse, des La Môle qui ont été décapités sous Charles IX ou Louis XIII. Dès lors, dans le rêve préalable qui l’a préparée à l’amour auront pu entrer, sans doute, et dû entrer, des figures de grands hommes d’action et de grands ambitieux, mais tous gentilshommes, tous grands seigneurs ; et il ne lui sera jamais venu à l’esprit qu’un plébéien pût être un grand homme. Si elle devient amoureuse d’un plébéien, ce ne sera donc pas par suite de son rêve antérieur, par suite du travail antérieur de son imagination ; ce sera pour une autre raison. En d’autres termes, ce n’est pas un amour de tête, ce n’est pas un amour d’imagination qu’il fallait donner à Mathilde ; mais, au contraire, un amour tout autre, sensuel ou sentimental, par exemple, contrariant en elle toute l’œuvre de son imagination, comme aussi de son éducation et de ses préjugés. De là vient ce qu’il y a d’un peu artificiel et factice dans ces commencemens des amours de Mathilde. Stendhal avait à placer une étude de l’amour de tête ; il l’a mal placée. — Il faut ajouter qu’à partir du moment où l’amour de Mathilde s’est déclaré et est tenu par le lecteur comme chose acquise quand nous n’avons plus qu’à suivre la lutte de son orgueil contre son amour, il n’y a plus qu’à admirer. — Le dénoûment de Rouge et Noir est bien bizarre, et, en vérité, un peu plus faux qu’il n’est permis. L’impression d’un lecteur français de 1890, ou même de 1860, est qu’à la fin de Rouge et Noir tous les personnages perdent la tête. Vous vous rappelez la situation : Julien est devenu l’amant de Mlle de La Môle, et Mlle de La Môle est enceinte. Ce n’est pas tout : secrétaire favori de M. de La Môle, Julien a été fait confident, complice et ministre d’une conspiration politique, qui, du reste, est la chose la plus inextricable comme la plus