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gracieuses histoires une partie mélodramatique. Du temps qu’on lisait Eugène Sue, et qu’on se servait couramment des locutions les plus fameuses des Mystères de Paris, une dame me disait : « Je lis George Sand seulement jusqu’aux coups de poing de la fin. Ils me la gâtent. » De 1830 à 1850, il fallait dans tout roman au moins les coups de poing de la fin. — Une autre raison, plus importante, est dans le caractère et le tour d’imagination de Stendhal tels que nous les connaissons, Stendhal est d’une part un homme qui aime la vérité et qui sait la voir, il est, d’autre part, un homme qui adore « l’énergie » et nous savons ce qu’il entend par acte d’énergie. Or en écrivant Rouge et Noir, ou plutôt en le composant dans sa tête, ses instincts d’observateur et ses goûts de psychologue étaient parfaitement satisfaits, son idolâtrie de « l’énergie » ne l’était pas. Il voyait Julien Sorel patient, persévérant, avisé, tenace, audacieux quand il le fallait ; énergique, c’est-à-dire donnant un bon coup de couteau à l’italienne, non pas. Et il devait le voir, avec un désespoir véritable, s’acheminer vers un dénoûment bourgeois, vers le succès, un beau mariage et un régiment ou une légation. Ce dénoûment, tant le roman jusque-là était bien fait, était le dénoûment vrai, et presque le dénoûment nécessaire et inévitable. Il désolait Stendhal. Que son cher Julien ne tuât personne, qu’il ne fît pas ce qu’un Lafargue avait su faire, cela lui était pénible. Pour que Julien fût un Lafargue, Stendhal a bousculé et gâté tout son roman. Il l’a complètement fait dévier. Pour que Julien eût l’occasion de donner un coup de pistolet ou un prétexte à le donner, Stendhal a changé brusquement les caractères de Mme  de Rénal, et de Mathilde et de M. de La Môle et de Julien. Le culte de l’énergie a fait dire à Stendhal beaucoup de sottises, et, cette fois, lui en a fait faire une. — Cela est bien regrettable. Cela termine un roman « vrai » par un dénoûment accidentel. Les deux dénoûmens réels de Rouge et Noir, entre lesquels Stendhal avait à choisir, étaient ceux-ci : ou Julien épousait Mathilde avec le consentement de son père, et il devenait peu à peu, et même très vite, un aristocrate forcené et d’une implacable dureté pour les petits ; ou Julien épousait Mathilde contre le gré de son père, et il entraînait Mathilde dans les bas-fonds ; et ils devenaient tous deux des déclassés envieux, amers et révoltés. Le roman, dans les deux cas, aurait eu alors la signification complète et profonde, qui lui manque, ou plutôt qui semble lui manquer, et que sa conclusion dissimule et fait oublier au lieu de la confirmer et de l’accuser avec force. — Grande œuvre pourtant que Rouge et Noir, très digne d’avoir passé à peu près inaperçue en sa nouveauté, comme presque toutes les grandes œuvres, et d’avoir sollicité l’attention de la postérité, comme toutes les œuvres,