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ennuyeuse du monde. Tant y a que Julien est absolument maître de la situation ; il tient toutes les avenues. M. de La Môle, faible du reste, très sensible du reste aux cajoleries de sa fille, n’a pas autre chose à faire qu’à se résigner à avoir Julien pour gendre. Et l’on voit en effet qu’il s’y résigne peu à peu, qu’il pourvoit Julien d’une manière de titre de noblesse et d’un brevet d’officier ; il s’achemine. Tout à coup il arrive quelque chose qui met tous ces gens-là dans un état extraordinaire. Une femme mariée écrit que Julien a été autrefois son amant. Dès lors, tout est rompu, tout croule, tout est désespéré. Mlle de La Môle s’écrie et écrit : « Tout est perdu ! » M. de La Môle ne veut plus rien entendre, ni se résigner à rien ; il retire tout ce qu’il a donné ; il devient implacable. Julien, l’impeccable ambitieux, l’homme de sang-froid effrayant et de volonté imperturbable, est le plus insensé de tous. Il n’a qu’à attendre. Quelque bizarre effet qu’ait produit sur M. de La Môle la révélation de Mme de Rénal, il faudra bien que M. de La Môle revienne au sang-froid et se retrouve devant les nécessités de la situation. Julien n’a qu’à attendre. Il n’attend pas. Il court droit à Mme de Rénal et la tue d’un coup de pistolet. — Je dis que tout le monde a perdu la tête sans aucune raison de la perdre. Mme de Rénal d’abord. Celle-ci, à la rigueur, pourrait dénoncer Julien dans un transport de jalousie. Mais non, c’est par un accès de dévotion qu’elle le dénonce. De la part de la femme non-seulement très amoureuse, non-seulement très généreuse, mais rendue très intelligente par l’amour et qui s’est tirée avec une diplomatie supérieure de l’affaire de la lettre anonyme dans la première partie du roman, cette démarche, faite pour ce motif, ne se comprend absolument pas. Elle n’a jamais pu venir à l’esprit de Mme de Rénal ; elle n’est venue qu’à l’esprit de cet anticlérical de Stendhal. Quant à M. de La Môle, il est devenu bien brusquement puritain et bien brusquement inepte, et Mathilde bien brusquement désespérée, et Julien bien brusquement égaré. On ne les reconnaît plus ni les uns ni les autres. C’est la condamnation de l’auteur. — Les raisons de cette singulière défaillance à la fin d’une histoire conduite jusque-là avec tant de maîtrise et une telle intelligence de la vérité, je crois les voir et je crois qu’il y en a deux. D’abord nous sommes en 1830, et quelque imperméable que veuille être Stendhal, il n’est personne, surtout quand il s’agit d’écrire un roman, qui ne subisse l’influence de la mode. Or en 1830, un roman peut ressembler à la vérité jusqu’au dénoûment, exclusivement. En son dénoûment au moins il doit être romanesque, c’est-à-dire aventureux, extraordinaire et généralement tragique. La douce George Sand elle-même, jusque vers 1850, a toujours ménagé à la fin de ses aimables et